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emploi, grands dignitaires sans dignités, mécontens attendant tout du temps et des changemens qu’il amène, venaient chercher en Italie un asile peu dispendieux sous un climat favorisé. On conspirait sans agir, on intriguait, on médisait entre soi des vainqueurs du jour, et on s’y vengeait par des railleries de la fortune adverse.

Mme Bonaparte tenait aux vaincus par le nom qu’elle portait et par son alliance rompue ; par ses relations et ses rancunes, elle se rattachait aux vainqueurs ; elle avait un pied dans chaque camp. À quarante-quatre ans elle était encore fort belle, et le baron Bernstetten pouvait dire, sans trop de flatterie, mais non sans fadaise : « Si elle n’est pas reine de Westphalie, elle est au moins reine des cœurs. » Il est vrai qu’il ajoutait : « Ses yeux attirent, mais sa langue met en fuite. » Au milieu de cette société élégante, spirituelle et légère, elle se trouvait dans son véritable élément, admirée, respectée et surtout redoutée de tous, poursuivant avec une égale obstination ses rêves d’ambition et ses réalités d’économie.

Dans ses lettres à son père, elle fait un curieux tableau de cette existence singulière. Elle voit que ce mariage odieux est sur le point de se conclure, que ses efforts sont impuissans à le rompre, et brusquement elle fait volte-face. — Mais surtout qu’on ne lui amène pas sa belle-fille ! À ce prix, elle fera tous ses efforts pour obtenir la continuation de la rente de 6,000 francs que la famille Bonaparte fait à son fils. Ils n’oseront pas la lui refuser, ils craignent trop ses traits mordans. Puis elle ajoute : « Ils savent bien aussi qu’il ne se donne pas un bal ou une soirée à Florence sans moi. Ils n’ignorent pas que je suis sur le pied d’intimité avec tous les ministres étrangers, que je ne manque pas une réception à la cour et que l’on m’y tient en haute estime. Il n’y a pas un personnage de distinction, à quelque nationalité qu’il appartienne, que je ne connaisse et qui ne me rende ses devoirs. Mes jours et mes nuits se passent dans le monde. » Puis, elle modifie ses plans d’avenir ; pour qui et pour quoi continuerait-elle à économiser désormais ? « Je dépenserai mon revenu, j’achèterai du bois à brûler, des bougies ; je me nourrirai mieux et serai plus confortable que je ne l’ai été jusqu’ici. Je me privais de tout, me passant de feu l’hiver, économisant la lumière et faisant venir du cabaret mon maigre dîner. Je me procurerai des livres et je m’abonnerai aux feuilles publiques, au lieu de les emprunter au café voisin. J’en finirai avec ce système d’économie sordide que je m’imposais. J’aurai un dîner comme tout le monde. Je n’en serai plus réduite à écrire mes lettres sur les feuilles blanches des lettres que je reçois ; j’aurai du papier à moi, pour répondre à mes amies. »