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devant la volonté toute-puissante de son beau-père, devant l’abandon et le second mariage de son époux, elle dévora ses larmes et ses colères.

Victime d’une politique et d’une raison d’État qui élevaient son mari au rang des rois et la reléguaient, sans titre et sans état civil, à Baltimore, dans une obscurité qui lui était odieuse, Elizabeth Patterson dut se soumettre, mais ne se résigna jamais. Déçue dans ses rêves d’affection et d’ambition, elle reporta sur son fils toutes ses aspirations de grandeur. Jérôme avait pour lui le nom de son père et l’avenir ; un jour viendrait où la fortune changeante réparerait les torts dont souffrait Elizabeth Patterson et où le fils lui rendrait ce que le père lui avait ravi par soumission aux ordres de son frère. Pendant vingt-cinq ans elle se berça de cet espoir, suivant d’un œil attentif les événemens dont l’Europe était le théâtre, assistant de loin, spectatrice impuissante, mais non désintéressée, à la prodigieuse élévation de l’empire, à ses vertigineux succès, à ses revers et à sa chute.

La volonté despotique de l’empereur lui fermait l’accès des cours, privation cruelle pour une femme qui s’estimait appelée à y jouer un grand rôle. Ingénieuse à convertir ses goûts en devoirs, elle se disait que là seulement elle se trouverait à sa place, dans son véritable milieu, et que l’avenir de Jérôme-Napoléon, neveu de l’empereur, fils d’un roi, exigeait impérieusement une riche et puissante alliance. Elle caressait cet espoir, s’efforçant par tous les moyens possibles d’éveiller l’ambition de son fils, chez qui ses révoltes, ses rancunes et ses aspirations ne rencontraient pas d’écho.

Dans ses lettres, on sent percer l’irritation profonde que lui inspire cette apathie. Elle s’est si bien identifiée avec le rôle que les circonstances lui refusent et que rêve son imagination, qu’elle parle, agit, écrit en souveraine dépossédée, plus hautaine et plus fière dans la mauvaise que dans la bonne fortune. En dépit de tout et de tous, elle fait corps avec cette famille impériale qui l’a rejetée ; persécutée, reniée par l’empereur, elle porte aux nues son génie pendant sa prospérité et défend sa mémoire après sa mort.

Il n’en va pas de même pour son mari. Elle refuse le titre de princesse de Smalcalden et un douaire de 200,000 francs de rente de la main du roi de Westphalie, mais elle accepte de l’empereur une modeste pension. À son mari qui se plaint de voir ses offres rejetées et celles de son frère accueillies, elle écrit : « J’aime mieux m’abriter sous les ailes d’un aigle que d’être suspendue au bec d’un oison. » Plus tard, il lui propose un domaine en Westphalie ;