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de l’objet. Première conséquence : nous n’avons plus seulement, comme Descartes le pensait, une « idée de Dieu, » mais une vision immédiate et intuitive de Dieu même. « Rien ne peut représenter Dieu ; si donc on y pense, il faut qu’il soit… L’infini est à lui-même son idée. » Les preuves tirées de l’infini « sont preuves de simple vue. » De là dérive encore une conséquence importante. Si nous voyons toutes les choses dans leur idée et en Dieu, à quoi bon une matière réelle ? L’existence de la matière devient donc, — pour la raison, et indépendamment de la foi, — ce qu’il y a de plus inutile. Descartes n’a-t-il pas lui-même montré que nous ne connaissons point les choses extérieures en elles-mêmes, mais en nous, témoin le manchot qui souffre du bras qu’il n’a plus. L’idée du bras peut donc remplacer le bras ! « Il y a donc un bras idéal qui fait mal au manchot, un bras qui l’affecte seul d’une perception désagréable, un bras efficace et représentatif de son bras inefficace, un bras par conséquent auquel il est uni plus immédiatement qu’à son propre bras, supposé même qu’il l’eût encore ! » Et ce bras, c’est une idée. Pourquoi tout le reste ne serait-il pas de même une idée ? — Mais la terre me résiste, objecte-t-on. — Et Malebranche de répondre : — « Et mes idées ne me résistent-elles point ? Trouvez-moi dans un cercle deux diamètres inégaux ! » — Mais alors, nous voilà sceptiques et pyrrhoniens. — Au contraire, réplique encore Malebranche, non sans profondeur ; c’est vous, avec votre sens commun, qui ne pouvez être assuré qu’un objet réponde à votre idée, puisque celle-ci n’est, à vous en croire, « qu’une modification de votre âme. » Vous ne pouvez être certain « que la chose soit conforme à votre idée, mais seulement que vous la pensez. Donc votre sentiment établit le pyrrhonisme, mais le mien le détruit. » Voilà qui est rétorqué de main de maître. Arnauld se moque pourtant : « Quoique, à la levée du siège de Vienne, écrit-il, les chrétiens n’aperçussent que des Turcs intelligibles, quand les Polonais et les Allemands les perçaient de leurs épées, les Turcs réels n’en étaient pas moins bien tués. » — Sans doute ; mais, dans le système de Malebranche, il y a parfaite harmonie entre les modifications des divers esprits ou, comme nous dirions aujourd’hui, entre les diverses séries de phénomènes psychiques, et cette harmonie a pour unique cause la cause suprême du monde entier. Les Turcs tombaient donc au bon moment, a tempo, comme des acteurs sur un théâtre, sans qu’on soit obligé de croire pour cela que l’idée de frapper, comme telle, pût mouvoir les bras des Allemands, et que les épées, comme telles, pussent réellement introduire la douleur dans la conscience des Turcs. « Il n’y a qu’une seule cause qui soit vraiment cause, conclut Malebranche, et l’on ne doit pas s’imaginer que ce qui précède un effet en soit la véritable