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anthropomorphisme ? Descartes répondrait que la rigueur logique et même mathématique ne consiste pas à négliger, dans un problème, les données essentielles et à le simplifier artificiellement, mais bien à tenir compte de toutes les données réelles et, si on ne peut les embrasser entièrement, à ne conclure qu’avec des réserves précises. Le tireur qui vise le mieux est celui qui tient compte de toutes les circonstances, et c’est aussi le plus logique. Le rationnel, loin de s’opposer au naturel, l’embrasse progressivement. Et notre science, après tout, ne peut rien faire de plus. Si la logique est valable pour la nature comme pour l’homme, produit de la nature même, raisonner n’est plus seulement humain, mais universel. Si « dans toute pensée il y a de l’être, » dans tout être il y a quelque chose de saisissable à l’a pensée.


IV

L’influence de Descartes a pu être contestée en ce qui regarde la morale et la littérature, mais il est bien difficile de la contester dans le domaine de la science et de la philosophie[1]. Si grande était devenue la réputation de Descartes que son dernier voyage en France lui fut « commandé comme de la part du roi. » Pour le convier à le faire, on lui avait envoyé « des lettres en parchemin et fort bien scellées, dit-il, qui contenaient des éloges plus grands que je n’en méritais, et le don d’une pension assez honnête. » Seulement, ajoute-t-il, aucun de ces hommes de cour « n’a témoigné vouloir connaître autre chose de moi que mon visage ; en sorte que j’ai sujet de croire qu’ils me voulaient seulement avoir en France comme un éléphant ou une panthère, à cause de la rareté, et non point pour y être utile à quelque chose. » Si la reine Christine appela Descartes près d’elle, c’est sans doute que la réputation du philosophe était européenne.

À peine Descartes est-il mort qu’il n’est plus possible, dit un de ses biographes, de compter le nombre de ses disciples. De son vivant même, on sait quel avait été le succès de sa doctrine en Hollande, et à quelles luttes elle donna lieu. On y publia des ouvrages innombrables, thèses, commentaires, expositions, apologies, poésies, en faveur de Descartes. En France, il eut tout de suite de nombreux disciples dans les congrégations religieuses et dans le clergé ; les jésuites mêmes lui furent d’abord favorables. Mais c’est surtout dans le nouvel Oratoire, à Port-Royal et parmi les bénédictins qu’il

  1. On a essayé pourtant de la réduire à des proportions assez étroites, en ce qui concerne du moins le XVIIe siècle. Dans la belle et forte étude de M. Brunetière, nous lisons que le cartésianisme aurait d’abord « peu réussi » avec des disciples « rares, » et fait « pendant plus de cinquante ans des conquêtes modestes. »