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goût pour cet art : un de ses délassemens favoris était d’entendre des concerts. En même temps la théorie de la musique, comme toutes les théories, l’attirait : il y retrouvait en action ses chères mathématiques. On sait que son premier ouvrage fut un Traité de musique, où se montre déjà la tendance à tout analyser géométriquement. Descartes lait de la musique une sorte de science déductive ; il pose des principes d’où il tire démonstrativement l’explication des plaisirs de l’oreille. Il admet, ce qui est aujourd’hui prouvé, que les nombres des vibrations produisant les notes sont en raison inverse des longueurs des cordes. Il soutient le premier que les tierces majeures ne sont pas, comme les Grecs l’admettaient, discordantes, mais concordantes, — ce qui prouve que le « tempérament moderne, » qui adoucit la tierce, devait déjà être en usage. Descartes fit un jour remarquera un musicien de ses amis que « la différence qui est entre les demi-tons majeurs et mineurs est fort sensible ; et après qu’il la lui eut lait remarquer, le musicien, si bien averti par le philosophe, » « ne pouvait plus souffrir les accords où elle n’était pas observée. » — « Je serais bien aise, écrit Descartes à Mersenne, à propos d’un compositeur d’alors, de voir la musique de cet auteur, où vous dites qu’il pratique la dissonance en tant de façons. »

Malgré son goût pour la poésie et la musique, Descartes n’était point vraiment artiste, mais philosophe et savant. Cousin, Nisard et plus récemment M. Krantz, ont exagéré son influence littéraire sur son siècle, tandis que M. Brunetière nous paraît l’avoir trop diminuée. Ce n’est pas par le style de ses ouvrages que Descartes eut le plus d’action, c’est par la force de sa pensée. La grande et véritable influence littéraire est celle qui s’exerce par le dedans, celle qui vivifie la forme en renouvelant le fonds même des idées : cette action d’autant plus intime qu’elle est plus cachée, Descartes l’exerça sur la littérature de son siècle. Pas un des grands écrivains d’alors qui n’ait agité les problèmes par lui posés, qui n’ait lu et médité ses écrits, qui n’ait pris parti pour ou contre sa doctrine du monde, de l’homme, des animaux. On était pour la tradition ou pour la nouveauté, pour les anciens ou pour les modernes. La grande querelle littéraire et philosophique concernant le progrès fut soulevée, comme on sait, par les disciples de Descartes, les Perrault, les Fontenelle, les Terrasson ; et elle se prolongea jusque vers le milieu du XVIIIe siècle[1].

Avec le Discours de la méthode, la langue française prend dans la science la place de la langue latine. Les questions les plus ardues, qu’on croyait impossibles à exposer sans la terminologie

  1. L’Esthétique de Descartes. Paris, Alcan, 1882.