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monde, » il faut toutefois penser « qu’on ne saurait subsister seul, et que l’on est en effet l’une des parties de l’univers, et plus particulièrement encore l’une des parties de cette terre, l’une des parties de cet État, de cette société, de cette famille, à laquelle on est joint par sa demeure, par son serment, par sa naissance, et qu’il faut toujours préférer les intérêts du tout dont on est une partie. » Cette considération « est la source et l’origine de toutes les plus héroïques actions que fassent les hommes. » Chaque homme est donc obligé « de procurer, autant qu’il est en lui, le bien de tous les autres, et c’est proprement ne valoir rien que de n’être utile à personne. »

Le résultat pratique de ces connaissances sur l’être parfait, l’âme, le monde infini et la société universelle, ce sont les divers degrés correspondans de l’amour ; car l’amour est la volonté s’unissant aux divers biens que conçoit l’intelligence et passant ainsi de l’indétermination à une détermination progressive. Ici vont s’ouvrir à nos yeux les profondeurs de la morale cartésienne.

Chanut avait posé à Descartes, de la part de Christine, les questions suivantes : « Qu’est-ce que l’amour ? » — « La seule lumière naturelle nous enseigne-t-elle à aimer Dieu ? » Enfin, « lequel des deux dérèglemens est le pire, celui de l’amour ou celui de la haine ? » Descartes répond par une lettre qui est un chef-d’œuvre : d’avance y sont condensées les plus belles pages de Spinoza sur « l’amour intellectuel de Dieu, » fin suprême de toute morale. Descartes commence par distinguer entre « l’amour qui est purement intellectuelle et celle qui est une passion. » Lorsque notre âme aperçoit quelque bien présent ou absent, « elle se joint à lui de volonté, c’est-à-dire elle se considère soi-même avec ce bien-là comme un tout dont il est une partie, et elle l’autre. » Voilà, de l’amour intellectuelle, une définition que ni Pascal ni personne n’a jamais dépassée. Le bien est-il présent, continue Descartes, alors le mouvement de la volonté, « qui accompagne la connaissance qu’elle a que ce qui lui est un bien lui est uni, » constitue « la joie. » Est-il absent, c’est la « tristesse ; » est-il à acquérir, c’est le « désir. » Dans l’amour, la joie, la tristesse et le désir, ainsi considérés en eux-mêmes et dans leur pureté, il y a toujours volonté et intelligence, il n’y a pas encore passion. Sans doute la passion, ce reflet du corps, accompagne d’ordinaire l’amour intellectuelle ; ne l’oublions pas cependant, la passion n’est pas l’amour même, le désir n’est pas non plus l’amour : « Un désir fort violent peut être fondé sur une amour qui souvent est faible. » Il faudrait d’ailleurs, remarque Descartes, « écrire un gros volume pour traiter de toutes les choses qui appartiennent à cette passion. » Descartes voudrait lui-même, s’il était possible, que sa lettre devînt