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philosophique. Les lettres à la princesse Elisabeth et à Chanut sur la morale sont d’une plénitude et d’une profondeur qui nous rappellera Pascal. Leibniz n’y a voulu voir qu’un commentaire de Sénèque et d’Épictète, parce que Descartes y apprécie ces deux moralistes ; mais, en réalité, c’est toute la morale de Spinoza que Descartes esquisse d’avance, surtout dans sa lettre à Chanut sur l’amour. Sans compter que la morale de Leibniz, — elle-même si peu développée, — s’y retrouve tout entière, avec quelque chose de plus et de mieux.

Ce qui frappe tout d’abord chez Descartes et ce qui est de grande conséquence, c’est la complète séparation d’avec la théologie révélée, dans cette partie même de la philosophie qui aboutit à la pratique. Console-t-il ses amis sur la perte de leurs proches et sur les autres misères de la vie, ou discute-t-il avec eux les principes abstraits de la morale, il s’en tient toujours « à la lumière naturelle ; » sans rejeter la loi assurément, mais sans jamais la confondre avec la raison. Par là, tout d’abord, il préparait une véritable révolution en morale.

Sa doctrine de la vie se divise en deux parties : l’une qui n’est que le premier degré ou, comme il disait, la première « provision » du philosophe : c’est cette sagesse moyenne dont, en attendant mieux, il s’était contenté dans le Discours de la méthode ; sagesse qui est d’ailleurs presque tout pour la plupart des hommes, parce qu’ils vivent surtout de la vie sensible. Pour ceux-là, la morale se confond en grande partie avec l’hygiène et la médecine. « L’esprit dépend si fort du tempérament et des organes du corps, que, s’il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusqu’ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher. » — Cet adage de Descartes n’est point pour déplaire aux naturalistes de notre temps. Mais c’est sur la métaphysique et sur la physique même, considérée comme science des lois du monde entier, que Descartes fonde « la plus haute et la plus parfaite morale : » celle du sage qui ne marche plus « à tâtons dans les ténèbres, » qui n’est plus réduit à chercher en tout le juste milieu. Connaissant les principes des choses et surtout le premier principe, le sage se propose de vivre en conformité et avec les lois de l’univers et avec la volonté d’où est sorti l’univers même. « La plus haute et la plus parfaite morale, présupposant une entière connaissance des autres sciences, est le dernier degré de la sagesse. » Descartes écrit à Chanut que « le moyen le plus assuré pour savoir comment nous devons vivre est de connaître auparavant quels nous sommes, quel est le monde dans lequel nous vivons, et qui est le créateur de cet univers que nous habitons. » Le souverain bien, « considéré