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Une telle frénésie d’enthousiasme ne pouvait manquer d’exciter la verve des esprits moqueurs. On calcula que l’argent employé à payer les dettes de Molé aurait préservé du froid et de la faim bien des pauvres, on raconta qu’au début de sa convalescence, Bouvard lui avait fixé le terme de deux mois avant lequel il ne pourrait reparaître sur la scène, et comme il se récriait : « Ce terme est peut-être trop court pour ma santé, mais il est trop long pour l’intérêt de ma gloire, » Bouvard aurait répondu : « Tâchez de vous tranquilliser et tout ira bien. Au reste, vous savez qu’on a reproché à Louis XIV de parler trop souvent de sa gloire. » Le singe de Nicolet, un autre favori, servit à parodier l’aventure : on annonça gravement qu’il était malade, le parterre s’informa de sa santé, ouvrit une souscription, de malins couplets circulèrent :


Vous eûtes, éternels badauds,
Vos pantins et vos Ramponneaux ;
Français, vous serez toujours dupe.
Quel autre joujou vous occupe ?
Ce ne peut être que Molet
Ou le singe de Nicolet…

L’animal un peu libertin
Tombe malade un beau matin :
Voilà tout Paris en peine,
On croit voir la mort de Turenne ;
Ce n’était pourtant que Molet
Et le singe de Nicolet.

La digne et sublime Clairon
De la fille d’Agamemnon
A changé l’urne en tirelire ;
Et dans la pitié qu’elle inspire,
Va partout quêtant pour Molet,
À la cour et chez Nicolet.

Généraux, c…, magistrats,
Grands écrivains, pieux prélats,
Femmes de cour bien affligées,
Vont tous lui porter des dragées :
Tant on craint de perdre Molet
Et le singe de Nicolet.


En dépit de sarcasmes bien mérités, Molé continua de plaire au public : pendant la révolution[1], il étala des opinions assez avancées qui lui permirent d’échapper au sort de ses camarades détenus dans les cachots de la Terreur, et alla jusqu’à accepter le rôle

  1. « S’il y a un Dieu, s’écriait Monvel en 1793 à Saint-Sulpice, je lui donne un quart d’heure, montre en main, pour me foudroyer. »