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sensible, il joue les amoureux, les petits-maîtres[1], devenus bientôt les imitateurs de celui qui a commencé par les étudier ; il a pour lui les femmes, la jeunesse, car tout le monde aime, comme dit l’autre, et personne ne conspire. Ses succès de théâtre, ses bonnes fortunes le grisent, l’entraînent dans un véritable délire de fatuité ; il traite les auteurs du haut de sa grandeur, rendant à celui-ci son manuscrit qu’il n’a pas ouvert, après avoir déduit longuement les raisons de son refus (mais ce manuscrit n’est qu’un rouleau de papier blanc), faisant attendre Colin d’Harleville pendant des mois avant d’écouter la lecture de l’Inconstant. Le public, la société, ne semblent-ils pas prendre plaisir à favoriser ses défauts ? En 1766, on apprend qu’il est atteint d’une fluxion de poitrine, assez grave pour qu’il se laissât confesser, administrer, et renonçât au théâtre, selon l’usage : six semaines de suite, le parterre réclame tous les soirs de ses nouvelles, beaucoup de gens du monde envoient régulièrement prendre les bulletins qu’on rédige avec le même soin que s’il s’agissait d’un premier ministre, le roi lui fait remettre cent louis. Ses médecins ayant prescrit du vin vieux pour sa convalescence, deux cents courriers aussitôt sont expédiés, toutes les caves mises à réquisition, et, en un seul jour, il reçoit deux mille bouteilles. Molé a des dettes, comme tout gentilhomme qui se respecte : vite une représentation à son bénéfice, Clairon jouera sur le théâtre du baron d’Esclapon, à la barrière de Vaugirard, le billet est fixé à un louis ; la duchesse de Villeroy, la comtesse d’Egmont, se chargent d’en placer six cents, et l’on compte parmi les souscripteurs quatre prélats, le prince Louis de Rohan, coadjuteur de Strasbourg, l’archevêque de Lyon, les évêques de Blois et de Saint-Brieuc. Le jour de sa rentrée au théâtre (10 février 1767), toutes les loges sont louées une semaine d’avance, et l’on se bat à la porte pour pénétrer dans la salle[2].

  1. Molé est malade, disait-on au marquis de Bièvre. « Quelle fatalité (fat alité) ! » s’écria celui-ci. Le marquis lui avait abandonné ses droits d’auteur dans le Séducteur, et un jour qu’il s’excusait de l’avoir joué faiblement, parce qu’il était enroué, M. de Bièvre répondit qu’il n’avait jamais été mieux dans son rôle.
  2. Garrick causait un jour avec Molé de la difficulté de paraître sur la scène homme de bonne compagnie et ivre. Molé voulut lui faire voir comment il s’en tirait dans un de ses rôles de jeune marquis. « À merveille, opina Garrick, mais avinés plus vos jambes, et moins votre buste et votre tête. L’ivresse du peuple est dans tout son corps, parce qu’il s’abandonne entièrement au vin ; un homme élégant, un marquis, ne lui abandonne jamais son élégance. Voyez le Bacchus de Michel-Ange : le demi-dieu est ivre aussi, il sourit à la liqueur dont la coupe semble aussi lui sourire ; mais il est debout ; il est droit ; on ne soupçonne l’ivresse que par les flexions légères de ses jambes, seules parties de son corps par lesquelles le demi-dieu, devenu dieu dans l’ivresse, touche à la terre. » (Garat, Mémoires historiques, t. II, p. 130.)