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accordez qu’il fait bien les vers, mais j’ai des élèves qui font très bien des yeux, des mains, des pieds, des bras, et lorsqu’il s’agit de faire un tout et d’assembler ces parties, les petites bonnes gens n’y entendent plus rien. » Auteurs, artistes, comédiens, poètes, la plupart restent toute leur vie des élèves et ne sauront jamais faire que des bras ou des yeux ; quelques-uns dominent la foule, parviennent à assembler les parties : mieux encore, ils donnent à chaque détail la valeur d’un tout, montrent une tragédie dans un vers, une époque dans une attitude. Trente ans après sa mort, les contemporains se rappelaient avec émotion la pantomime de Lekain sortant du tombeau de Ninus, lorsque, pâle, échevelé, sanglant, cloué à la porte par la terreur, au bruit du tonnerre, à la lueur des éclairs, il s’agitait, se débattant au milieu des ténèbres. Si violente était d’ailleurs en lui l’impression tragique qu’il lui fallait quelque temps après le spectacle pour se ressaisir, éloigner les fantômes et sortir de la tragédie ; et si grand l’empire des conventions poétiques qu’à propos d’une tragédie en prose de Sedaine, il déclara qu’il ne prostituerait pas son talent à faire valoir de la prose. Après une grave maladie qu’il eut en 1771, il reparut dans Tancrède, plus sublime que jamais, tout brillant de perfections nouvelles : l’âme de Grimm en fut tellement ébranlée qu’il lui fallut plusieurs jours pour se calmer. Lorsque Mlle Gaussin prit sa retraite, on craignit de ne plus revoir Zaïre : Lekain, avec des acteurs assez ordinaires, la fit revivre cent fois ; il était à lui seul toute la pièce, il communiquait quelque chose de sa flamme à ses partenaires ; et les femmes de s’écrier, en entendant Orosmane, Gengis-Khan : « Comme il est beau ! »

Lekain avait de l’instruction, un caractère grave, réfléchi, et bien qu’il fût naturellement mélancolique et qu’il lui arrivât rarement de rire, il aimait la gaîté, se plaisait infiniment dans la compagnie de Préville et de Carlin. On l’accusa d’avarice : un singulier avare qui déployait un faste extrême dans ses habits de théâtre, secourait des familles indigentes, aidait ses amis de sa bourse et les réunissait souvent à Paris ou dans sa campagne de Fontenay-sous-Bois. Ce qui est certain, c’est qu’il eut des passions très vives où il trouva sans doute un des foyers de son talent. Il n’aima jamais qu’avec fureur et haïssait de même : dans les derniers temps il était éperdûment épris d’une Mme Benoît qu’il devait épouser ; et lorsqu’il jouait, il la plaçait dans la première coulisse, lui adressant toutes les tendresses qu’il débitait à l’actrice en scène avec lui. Cet amour, dit-on, hâta sa fin : le 24 janvier 1778, pour être agréable à la dame de ses pensées, il donna, quoique souffrant, une représentation de Vendôme, dans Adélaïde du Guesclin. La fièvre se déclara, suivie d’une inflammation d’entrailles, qui l’emportait à