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vocation, le fait jouer avec ses nièces sur son petit théâtre, le recueille comme pensionnaire, qui plus tard l’appellera : son Garrick, son enfant chéri ; il a la princesse de Robecq et ses amis, mais surtout le parterre, les habitués du café Procope qui possèdent la tradition dramatique, que transportent l’amour du beau, la découverte d’un talent original. Qu’importe dès lors si les amateurs de l’antique palinodie le surnomment le Taureau, lui reprochent de jouer les mots plutôt que les choses ? Il n’a point eu de maître, car le génie ne s’apprend pas, son jeu longtemps restera trop fougueux et sans règle, la voix semble un peu sourde et les sons déchirans, mais elle est excellente dans le médium, mais son action-pantomime aussi éloquente que son action parlée, le visage esclave docile de l’âme, des silences longs et savans, une démarche grave et majestueuse, de si rares mérites devaient attirer l’attention des vrais connaisseurs. Reçu à l’essai, congédié, essayé de nouveau, congédié une seconde fois, aucune taquinerie ne lui est épargnée par Clairon et l’aréopage comique ; et, pendant dix-sept mois, tout Paris continue de se passionner pour ou contre lui. À la fin de chaque spectacle, le parterre l’appelle à grands cris et lui demande d’annoncer ; l’usage alors voulait que tout acteur reçu dît au public : « Demain, nous aurons l’honneur de vous donner,.. » et que les acteurs non encore admis se servissent de cette formule : « Demain, on aura l’honneur… » Chaque fois qu’il disait : On aura, ses partisans, sans le laisser achever, criaient : Nous aurons, nous aurons ! Et ils réclamaient avec énergie sa réception. Un désir si constamment répété finit par exciter la curiosité de la cour. Louis XV voulut entendre Lekain et dit après la pièce : « Cet homme m’a fait pleurer, moi qui ne pleure jamais ; je le reçois (1752). » Déjà, d’ailleurs, quelques-uns de ses camarades se lassaient de ces mesquines intrigues de coulisses, et l’un d’eux s’était écrié en plein comité : « Si vous ne voulez pas le recevoir comme votre égal, recevez-le comme votre maître ! »

Perfectionner son art par la réforme du costume, rendre sa voix moelleuse et flexible, l’enrichir de tous les accens de la passion, substituer à l’enflure du début des accens simples et nobles, mettre en harmonie son visage et ses gestes, faire les pièces que les mauvais auteurs pensent écrire, transformer son âme en une source inépuisable de mouvemens grandioses et pathétiques, prouver que l’homme est grand par elle et non par le corps, tels furent pendant vingt-sept ans son but, son constant effort : il y parvint au prix d’études profondes, soutenues par une sensibilité exquise, une pénétrante intelligence. Talma, le seul tragédien qui l’ait égalé et même surpassé, a défini ces deux qualités théâtrales en termes qu’il n’est pas inutile de rappeler : « Selon moi, la sensibilité