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d’y représenter le cocuage arrivé dans la semaine même, la querelle entre mari et femme, arrivée dans le mois, la ruine d’un joueur arrivée dans l’année ; mais, s’il ne vous est pas permis de rendre en tragédie, ni la chute du duc de Choiseul, ni même celle du cardinal de Bernis, comment peut-on peindre la vérité ? Si vous mettez sur le théâtre Thémistocle et Alcibiade, à l’instant je m’aperçois qu’ils ont parlé grec et qu’on les fait parler français ; qu’ils étaient citoyens d’une république, et qu’on est à Paris, qui n’est pas une république, à ce que dit l’Almanach royal. Je renonce donc à l’espoir d’une tragédie vraie, et je consulterais mon acteur pour avoir les postures les plus pittoresques, la voix la plus terrible, la démarche la plus chargée, les passions les plus outrées. Toutes fois qu’en faisant une grimace il est applaudi, je lui conseillerais de faire le lendemain une véritable contorsion, tâcher de se faire bien payer, c… avec toutes les dames qui le lui demanderont, et demander à c… avec toutes les actrices qui paraîtraient vouloir le lui refuser. Voilà l’éducation de mon Emile Lekain le jeune… »

Étude de l’histoire et du monde, réflexions de l’intelligence et clairs de l’inspiration, originalité factice ou réelle, art et nature, vérité humaine ou théâtrale, protocoles eschyliens, règles nouvelles qui jaillissez de l’éternelle source du génie, vertus organiques et vertus de volonté, vous êtes les élémens subtils, impondérables qui formez l’âme d’un grand artiste. Tantôt vous semblez ne pouvoir vous mêler dans le creuset magique, tantôt vous vous confondez en des nuances aussi indécises que celles de certains tableaux du Corrège. Parfois on croirait que l’antinomie est complète, parfois que le mariage est indissoluble. Ici, l’un de vous domine, là tel autre ; celui-ci ayant l’air de s’ajouter en proportion arithmétique, celui-là en proportion géométrique ; mais, pour si grande que paraisse la fusion, si exclusive, si tyrannique que soit une qualité, les autres élémens ont dépouillé pour elle leur substance, lui communiquant en quelque sorte leur vie propre, leur essence intime. Hasard ou Providence, le chimiste qui les combine accomplit son œuvre, impénétrable aux analyses les plus savantes, inconnue à lui-même dans ses résultats, puisque le libre arbitre, le joug des circonstances, la modifient sans cesse. La lettre de Galiani soulève mille réflexions, et, avec la même vraisemblance, on pourrait soutenir qu’il a raison ou qu’il prend l’effet pour la cause. Est-il bien sûr que l’étude de l’histoire ne soit point utile à l’acteur si l’auteur ne s’en est lui-même pénétré ? Celui-ci a-t-il devant les yeux, lorsqu’il compose, cette vérité théâtrale où tend le comédien, et, s’il a méconnu le caractère de son personnage, s’ensuit-il que ‘interprète doive s’asservir à sa médiocrité, à son ignorance ? N’arrive-t-il pas souvent qu’il s’imprègne de son rôle au point de