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mais le roi, la Du Barry, les plus grandes dames, les gens de lettres, lui avaient prodigué les marques d’intérêt, les hommages en vers et en prose, et les bonnes camarades avaient dû crever de dépit en voyant les portes assiégées dès dix heures du matin quand jouait Raucourt, les domestiques qu’on envoyait retenir des places courir risque de la vie, les billets de parterre se négocier jusqu’à six et neuf francs dans la cour des Tuileries. Une mémoire surprenante, une beauté noble et théâtrale, une déclamation intelligente et nuancée, bien qu’inégale, dans ce rôle si difficile de Didon, la voix la plus flexible, un jeu muet d’une rare perfection, de tels dons avaient de quoi charmer chez une actrice de dix-sept ans : c’est lorsqu’elle ne parle pas qu’il faut l’écouter, disait la princesse de Beauvau. Est-ce aux intrigues de ses rivales, est-ce plutôt au scandale de sa conduite influant sur son talent qu’elle dut de se voir huée quelques années après ? Après avoir ravi le monde par son innocence, elle le stupéfiait par ses vices. N’avait-elle pas imaginé, dans l’intérêt de l’art et des mœurs, disait-elle, d’interdire l’entrée des coulisses à tous les auteurs, excepté celui dont on représentait la pièce ; en réalité, elle ne pouvait souffrir les soins qu’ils rendaient aux autres actrices. Un garçon de théâtre ayant signifié la consigne à Arnault : « Je comprends, observa-t-il à haute voix, Mlle Raucourt fait de vous son garde-chasse ; elle vous charge de veiller sur ses terres, mais n’est-elle pas sur les nôtres ? Allez lui dire que, si quelqu’un chasse ici en fraude, ce n’est pas nous, et qu’après tout les capitaineries sont supprimées. » Et il passa. Cette émule de Mlle de Maupin recevait les visiteurs en redingote et pantalon de molleton, bonnet sur l’oreille, entre sa commensale du moment qui l’appelait mon bon ami et un petit enfant qui l’appelait papa. Le marquis de Bièvre triompha le premier, assure-t-on, de ses scrupules, grâce à une pension mensuelle de 1,500 livres et grâce à une rente viagère. Quand elle le quitta, il se consola par un calembour : Ah ! l’ingrate à ma rente ! Ses créanciers[1] se lassèrent, et, au moment d’être arrêtée, elle s’enfuit à franc étrier en petit uniforme de dragon ; elle fut rayée du tableau de la comédie, et ce qui lui restait mis sous séquestre. Après un court séjour dans l’enclos du Temple, séjour des débiteurs insolvables, et un voyage en Russie, elle revint en France, eut le bonheur de plaire à la reine, rentra le 28 août 1779 au théâtre, joua la modestie, se mit au travail et reconquit la faveur de la foule. Emprisonnée avec ses camarades pendant la Terreur, assez malmenée sous le Directoire,

  1. On imagina un chapeau à la Raucourt, ayant la forme d’un panier percé, et les plus honnêtes femmes s’empressèrent de l’adopter.