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plus bel endroit de la pièce ! » ou la menace de Baron : « Je vous préviens que, si l’on rit de nouveau, je quitte le théâtre pour n’y plus revenir. » Encore moins eût-il toléré sur la scène la présence de ces petits-maîtres, les blancs-poudrés, coiffés au rhinocéros et à l’oiseau royal, ricanant, se pavanant, babillant sans vergogne, qui, remarquait Saint-Foix, savent tout sans rien apprendre, regardent tout sans rien voir, jugent tout sans rien écouter, appréciateurs du mérite qu’ils méprisent, protecteurs des talens qui leur manquent, amateurs de l’art qu’ils ignorent ; un abus qui traînait après lui une troupe d’inconvéniens : spectacle étouffé, scène rétrécie, encombrée, entrées et sorties des comédiens, coups de théâtre et grands mouvemens de la tragédie gênés, hostilités continuelles des spectateurs du parterre avec ceux des banquettes, occasion nouvelle de libertinage entre eux et les actrices, ordonnances royales aussi impuissantes à réprimer les désordres qu’à empêcher les grands seigneurs, les officiers, d’entrer aux Comédies sans payer.

En 1694, le marquis de Sablé arrive un jour sur la scène à moitié ivre, au moment où l’acteur chantait :


En parterre, il boutra nos blés ;
Nos prés, nos champs seront sablés.


Le marquis se croit insulté, se lève de sa place et va gravement souffleter le chanteur, qui dut dévorer l’affront sans mot dire. Dans une scène pathétique du Childéric de Morand, en 1736, l’acteur chargé d’apporter la lettre ne peut fendre la foule et agite désespérément son papier : Place au facteur ! crie un plaisant du parterre, et toute la salle d’éclater de rire. Molière avait combattu cet usage dans les Fâcheux et le Misanthrope, mais il n’était parvenu qu’à remplacer les chaises par des bancs immobiles ; d’ailleurs les comédiens avaient intérêt à maintenir des places qui se payaient fort cher. Après Molière, Voltaire, qui attribuait à cette pratique la chute de Sémiramis, proteste vigoureusement : selon lui, elle énerve la terreur du spectacle par le contraste du. ridicule, et suffit à priver la France de beaucoup de chefs-d’œuvre qu’on aurait sans doute hasardés, si on avait eu un théâtre libre, propre pour l’action, tel qu’il est chez les autres nations. « Vous me demandez, écrit-il au marquis Albergoti Capacelli, si on doit entendre au premier acte les gémissemens de l’ombre de Ninus ; je vous répondrai que, sans doute, on les entendrait au théâtre grec ou romain ; mais je n’ai pas osé le risquer sur la scène de Paris, qui est plus remplie de petits-maîtres français à talons rouges que de héros antiques. »