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la Comédie. L’auteur de Zaïre lui-même supportait mainte avanie de leur part : on le voit, dans sa correspondance, se plaindre qu’ils mutilent ses pièces, changent les vers, allongent ou écourtent certains passages. Et c’était bien pis pour les autres, pour Marmontel, par exemple, qui avait remanié Wenceslas, tragédie de Rotrou ; Lekain, afin de le persifler, fit composer son rôle par Colardeau et le joua avec succès[1].

Une situation aussi précaire devait conduire les auteurs à se liguer pour la revendication de leurs droits. Ce fut une question de costume qui donna le signal de la bataille. On répétait, en 1774, la Journée lacédémonienne, de Lonvay de La Saussaye, et celui-ci avait recommandé une grande simplicité de costume, afin de bien observer la couleur locale. Loin de déférer à ses conseils, la Comédie fit deux mille écus de dépenses en habits, décors, ballets, musique, et lorsqu’il vint toucher ses droits, on lui présenta ironiquement une note à payer de 101 livres 8 sols 6 deniers, sous prétexte de frais extraordinaires. Presque en même temps, Mercier publiait un mémoire contre les comédiens qui refusaient de jouer un drame reçu et le traitaient de libelliste dans leurs registres : pour plaider lui-même son affaire, il se fit recevoir avocat. À sa suite, Palissot, Bohaire, Cailhava, le chevalier de Coudray, La Harpe, Le Blanc, Sauvigny, Sedaine, Renou, etc., se jettent dans la mêlée ; les publicistes, l’opinion publique font chorus, et mémoires, épîtres satiriques, consultations d’avocats, pamphlets dramatiques de pleuvoir sur les comédiens : deux scènes, observe-t-on, peuvent très bien vivre l’une à côté de l’autre, comme à Londres Covent-Garden et Drury-Lane. Les comédiens ne sont pas si malheureux qu’ils le prétendent : rue des Fossés, leur part allait à 8,000 ou 9,000 livres ; aux Tuileries, à 15,000 ou 10,000 ; au Luxembourg, avec un revenu fixe de 300,000 livres de loyer à l’année, elle monte à 30,000 livres[2]. Attaqués violemment, les comédiens se défendent avec acharnement. Ils en appellent aux gentilshommes de la chambre, au conseil, jouent une pièce satirique de Cubières, le Dramomane ou la Lecture interrompue, pièce dirigée contre Mercier, provoquent

  1. L’acteur Sarrazin jouait le rôle de Brutus, et comme il mettait peu de fermeté, de grandeur dans son invocation au dieu Mars, Voltaire le gourmanda vivement : — « Monsieur, songez donc que vous êtes Brutus, le plus ferme de tous les consuls de Rome, et qu’il ne faut point parler au dieu Mars comme si vous disiez : — Ah ! bonne Vierge, faites-moi gagner un lot de cent francs à la loterie ! » — Une autre fois, il apostropha le comédien Legrand qui rendait assez platement le personnage d’Omar : — « Oui, oui, Mahomet arrive ! » C’est comme si l’on disait : « Rangez-vous, voilà la vache ! »
  2. Compte-rendu de l’affaire des auteurs dramatiques et des comédiens français, publié en 1780.