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Après un long silence, ils se parlèrent avec une grande affection, et ensemble ils se rendirent au palais. Pendant deux heures, le roi exposa ses affaires à son fils, devant un de ses ministres qui a noté ce discours. Avec une lucidité parfaite, il fit le tour de l’Europe, et raconta l’histoire de ses relations extérieures depuis la conclusion de la ligue de Hanovre jusqu’à la signature du récent traité avec la France. Il lui recommandait de se défier de l’Europe entière, excepté de quelques petits États de l’Allemagne du Nord et du Danemark, et de garder la neutralité avec la Russie, parce que, de ce côté-là, il y a plus à perdre qu’à gagner à la guerre. En l’empereur, il distinguait le chef de l’empire, auquel était dû le respect, de l’Autrichien dont la visée constante était de rapetisser la maison de Brandebourg. Aux Hollandais, vieux alliés et amis, il reprochait l’œil jaloux dont ils regardaient tout agrandissement de la Prusse. Il se montra fort sceptique à l’endroit des alliances : — « Les alliances, c’est fort agréable pour les ministres qui s’y emploient, à cause des présens qu’ils reçoivent, mais cela ne sert guère à leurs maîtres, car les traités qu’on observe sont rarissimes. » Mais il prévoyait que son fils aurait le choix de s’engager avec l’Angleterre ou avec la France. Il rappelait ses démêlés avec son beau-frère d’Angleterre, auquel il avait pardonné, mais seulement comme chrétien, et qui, en ce moment même, prévoyant le changement de règne en Prusse, venait d’arriver à Hanovre, avec l’espoir d’entraîner le nouveau roi dans une alliance contre la France. Il fallait que le prince se tînt en défiance et ne conclût rien sans savoir le fin du fin de l’affaire, et surtout sans être traité d’égal à égal par l’Angleterre. Quant à la France, s’il avait eu recours à elle, c’était après avoir éprouvé le mauvais vouloir des autres puissances ; elle paraissait souhaiter une alliance plus étroite : il n’y fallait entrer qu’après avoir obtenu des concessions nouvelles dans l’affaire des duchés. Par-dessus tout, le roi adjurait son successeur de ne jamais entrer dans une alliance qui l’obligeât à disloquer son armée pour fournir des troupes auxiliaires ; la Prusse, en de pareilles conditions, descendrait aussi bas qu’un duché de Gotha ou de Wurtemberg. Il termina en disant qu’il ne faut jamais commencer une guerre légèrement, puisqu’on n’est pas le maître de la terminer à sa volonté, mais qu’une fois la résolution prise, après mûre réflexion et avec l’assistance et la bénédiction de Dieu, il ne restait plus qu’à tenir toute sa force en mains et à soutenir fermement le parti qu’on aurait pris.

Prudence, méfiance, fierté, sentiment de la grandeur possible de la Prusse et de ses périls certains, espoir, anxiété, se succédaient dans ce discours, que les crises d’étouffement interrompaient.