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Holstein, il dit qu’il ne devait pas s’imaginer, parce qu’il était prince, que sa tête ne volerait pas comme celle d’un particulier, s’il continuait à adorer le soleil levant. Toute cette semaine, il parla de faire voler des têtes, « comme des carottes. » Quant au prince royal, il lui tint rigueur jusqu’à ses derniers jours.


II

Depuis l’automne de 1739, le roi n’avait pas cessé de souffrir. L’hydropisie, le reprenant, montait rapidement et l’étouffait. Il ne pouvait demeurer au lit qu’assis et soutenu par des coussins ; à tout moment il se faisait lever et porter sur un siège à roulettes, grossier fauteuil de bois recouvert d’une mince étoffe de velours. Dans les rares instans de calme, il dormait, le menton appuyé sur une barre de bois. Tous ceux qui le voyaient avaient pitié de lui et souhaitaient avec sa mort la fin de ses misères et des leurs, car l’idée qu’il pût guérir semblait intolérable. Le cardinal Fleury ayant envoyé un remède contre l’hydropisie, le ministre de France lui écrivait : — « S’il guérit, beaucoup de gens le maudiront. » — Mais des taches noires apparaissaient sur les jambes, sur le nez, sur le iront ; des pochettes noires se formaient aux joues. Il sentait bien qu’il ne se relèverait pas cette fois. Le prince royal ayant exprimé le désir qu’un célèbre médecin de Halle fût appelé en consultation, le roi répondit qu’Eller, son médecin ordinaire, suffirait à le tuer, et, se tournant vers Eller : « Il sait bien, le bougre, que, si je crève, personne ne lui demandera compte de la façon dont il m’a traité. »

Il avait fait passer une table sur son lit, et, à grands coups d’outils, il fabriquait des caisses de bois de tilleul, tapant si fort, de nuit et de jour, qu’on l’entendait de la rue. Il voulait que les personnes, dont sa chambre était constamment remplie, continuassent à parler pendant qu’il travaillait, pendant qu’il dormait même, car le silence le réveillait. Son humeur demeurait atroce, et il n’eut pas un moment la coquetterie de se faire regretter. Une dernière promenade dans les rues de Berlin, un jour qu’il se trouva mieux, fut l’occasion d’une distribution dernière d’injures et de coups. Son avarice inventait de nouveaux raffinemens d’économie : un mois avant sa mort, il réduisit à deux reprises le menu des repas. Jusque-là, ses valets de chambre recevaient leur nourriture de la cuisine ; il ordonna qu’ils la fissent apporter de chez eux et qu’elle lui fût présentée ; il y goûtait et quelquefois échangeait un de leurs plats contre un des siens. Il était toujours prêt à