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un lit superbe en velours vert. Mais les années passaient ; le roi perdait l’espoir de voir naître une recrue dans la famille, et il s’inquiétait à l’avance des intrigues auxquelles ne manquerait pas de donner lieu le mariage de son second fils, Guillaume, qu’il aurait marié sans façons, en cadet, si celui-ci n’était devenu, par la fainéantise de son aîné, l’héritier de la couronne.

Cependant, malgré tout, en dépit des griefs anciens et nouveaux, ces deux hommes, à mesure qu’ils se connaissaient mieux, arrivaient à se rendre justice. Frédéric n’était pas aveuglé par les défauts ridicules ou cruels de son père. Il révérait en lui un créateur de forces. En 1739, au cours d’un voyage en Prusse et en Lithuanie, il admire la prospérité de ces provinces naguère encore barbares et désolées. Dans une lettre en style épique, il raconte à Voltaire le miracle accompli, tout un pays refleurissant, où un demi-million d’êtres pensans doit au roi de Prusse la vie et le bonheur : « N’y a-t-il pas là, dit-il, quelque chose d’héroïque ? » En même temps, sans doute, il écrivait à ses amis, d’un autre style ; il se moquait de l’agitation de son père pour des riens. Il contait à Jordan qu’il était chargé des affaires matrimoniales et des haras, et, oubliant la dignité des êtres pensans dont il parlait, il lui offrait au choix une fille lithuanienne ou une belle cavale, la différence entre fille de ce pays et jument n’étant que de bête à bête. Et il se plaignait d’être obligé de retenir par des boulevards de circonspection, plus forts que les digues hollandaises, une mer d’idées qui l’assiégeaient. Mais, au fond, il admirait l’œuvre paternelle. Toute cette peine que le roi s’était donnée, ces voyages, ces inspections, ces milliers de questions et de réponses marginales sur les affaires lithuaniennes, ces colères contre les résistances, cette impatience des lenteurs, la douleur des dépenses sans fin, tout cela, c’étaient des « préparatifs » dont la Providence réservait à Frédéric le « glorieux usage. » Il ne pouvait s’empêcher de penser déjà ce que plus tard il écrira : « S’il est vrai de dire qu’on doit l’ombre du chêne qui nous couvre à la vertu du gland qui l’a produit, toute la terre conviendra qu’on trouve dans la vie laborieuse de ce prince et dans les mesures qu’il prit avec sagesse les principes de la prospérité dont la maison royale a joui après sa mort. »

Le roi était obligé de reconnaître que son fils remplissait dans la perfection son devoir d’officier. S’il avait su que Frédéric professât une haute et philosophique idée du militaire, et qu’il cherchât « dans une étude constante de l’esprit humain le moyen de rendre sensibles à la gloire les âmes les plus épaisses, de plier sous la discipline des caractères rebelles et de moraliser des libertins et des