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L’AVÈNEMENT DU GRAND FRÉDÉRIC.

fois, mais il savait qu’on y dansait, qu’on y donnait la comédie, et que les lettres et la philosophie ajoutaient leurs inutilités à cette frivole existence. Il est vrai que, par un étrange caprice très inattendu, il parut se réconcilier avec la philosophie. On lui démontra que Wolf, le philosophe de Halle, qu’il avait proscrit brutalement, avait été calomnié auprès de lui ; il se fit lire les œuvres de l’exilé, étudia les règles du raisonnement, s’en émerveilla, apprit à construire des syllogismes et pensa tout de suite à mettre la logique au service de l’État. Un soir, à la tabagie, il lut et critiqua en logicien une lettre du général qui commandait à Wesel, et démontra que cet officier « raisonnait comme un coffre ; » sur quoi il lui écrivit pour lui conseiller en ami d’apprendre à penser raisonnablement et à émettre en bon ordre des propositions justes. Frédéric se réjouissait de cette conversion inattendue du « papa, » mais le papa ne s’était réconcilié avec Wolf qu’après la preuve faite que la doctrine de ce professeur n’était pas contraire à la religion, et que même il était utile, pour devenir un bon theologus, d’être un bon philosophus. C’était un des tourmens de sa vie de penser qu’on verrait après lui « l’athéisme sur le trône, » et il suffisait qu’un rapport lui arrivât de quelque parole irréligieuse prononcée par son fils pour que l’entourage redoutât le retour des scènes terribles.

Le prince n’avait pas d’enfans, et son père le lui reprochait perpétuellement. Il n’était pas vrai que Frédéric ne vécût pas en mari avec sa femme, comme le prétendaient les méchantes langues. Le prince ne faisait pas difficulté de s’expliquer sur ce point :


Et, la nuit, nous payons nos tributs à Venus,


écrit-il dans un des poèmes où il chante les charmes de Rheinsberg. Il vantait même à ses amis les agrémens de la princesse royale, qui possédait… mais cela est impossible à répéter ; quand il recourait à des circonlocutions, il disait : « Le moule est fort joli. » Seulement, il avouait qu’il ne mettait pas de passion à son devoir. Ses amis le morigénaient, l’exhortaient et le conseillaient, Manteuffel lui fit un petit cours sur cette matière délicate. Comme la conversation se tenait à Berlin, Frédéric s’excusait de ne pouvoir faire rien de bon, étant toujours regardé de mauvais œil, inquiet et craintif, mais il promettait qu’une fois à Rheinsberg, où il serait tranquille, il penserait aux bons avis de Manteuffel. Le roi ne cessait de l’animer à la procréation, animirt zum kindermachen ; il lui promit de le laisser voyager, s’il avait un enfant, et il lui fit faire