Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 115.djvu/290

Cette page n’a pas encore été corrigée

284 REVUE DES DEUX MONDES.

norée porte son nom ou le traîne dans la boue, ce sont des préjugés d’un autre âge. Quant à courir après elle, plutôt mourir ! Et froissant dans sa main la lettre qui était restée sur une table :

— Que béni soit à jamais ce joli papier moiré ! s’écria-t-il. C’est le bonheur, c’est la délivrance qu’il m’apporte. J’ai vécu depuis six ans dans de perpétuelles inquiétudes. J’avais parfois des soupçons, après quoi je me rassurais, j’essayais de me persuader qu’avec le temps elle serait moins frivole, moins ingrate, qu’elle s’attacherait à ses devoirs, qu’elle deviendrait un jour une bonne femme, une bonne mère, et puis survenait un incident qui me replongeait dans de nouvelles perplexités. Ces vicissitudes presque journalières de doutes cruels et de confiance renaissante auraient fini par prendre sur ma santé. Oui, bénie soit cette lettre ! bénie soit à jamais la nuit où cette femme est partie ! Elle n’empoisonne plus l’air que je respire. Qu’elle reste à jamais où elle est ! Je l’ai arrachée de mon cœur, je l’arracherai de ma mémoire. Elle n’existe plus, elle n’est plus rien pour moi. Qu’on ne me parle plus d’elle !

À mesure qu’il avançait dans son discours, j’avais observé avec plaisir que ses mouvemens devenaient plus aisés, sa respiration plus libre, qu’il reprenait sa physionomie ordinaire, et je le quittai tout à fait rassuré.

En traversant le vestibule, je fis une remarque et une réflexion.

Il était éclairé par une lampe électrique que M me Brogues avait fait entourer d’une gaze rose, pour en amortir l’éclat ; elle n’aimait pas les clartés trop vives, le mystère des demi-jours lui plaisait. Sidonie, qui n’avait pas les mêmes goûts, s’était plainte plus d’une fois que ce vestibule était trop sombre. Je constatai que, sans perdre une minute, elle venait de faire enlever la gaze rose, et que la lampe projetait une lumière crue sur l’escalier. C’était le premier acte d’un nouveau règne.

Avant de me mettre au lit, je tirai de la malle où il se trouvait enfermé un portrait que j’avais volé sans honte et sans scrupule. Je le contemplai longtemps.

— Tu n’es pas dévote comme ta mère, pensais-je ; tu n’as pas besoin de le dire, cela se lit sur ton visage... Mais je donnerais beaucoup pour savoir si, le cas échéant, tu serais capable, toi aussi, de t’enfuir par une petite grille.

H-

Victor Cherbuliez.

(La quatrième partie au prochain n°.)