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272 REVUE DES DEUX MONDES.

— Sans doute, repartis-je, sa sœur lui manquera beaucoup ; mais elle est la personne du monde la plus capable de se suffire à elle-même.

Je ne sais ce qu’elle allait me répondre ; je la vis remuer les lèvres, mais il n’en sortit aucun son, les mots lui restèrent au fond de la gorge. Elle me fit une légère inclination de tète, sortit, monta l’escalier devant moi. En arrivant au premier étage, elle se retourna pour me saluer de nouveau, et chacun de nous gagna son appartement.

Je pensais aux nouveaux mariés, et je m’attendais à passer une nuit blanche. Cependant je m’assoupis bientôt, mais mon sommeil fut agité. Je dormais depuis deux heures quand j’entendis en rêve un sourd murmure de portes qui s’ouvraient et se fermaient. A moitié réveillé, je me mis sur mon séant et prêtai l’oreille ; pas d’autre bruit que les siffle mens d’un vent furieux, qui faisait craquer les arbres et grincer les girouettes. Je ne tardai pas à me rendormir. Nous nous plaignons de notre machine ; quels services ne nous rend-elle pas ! Elle se détraquerait bien vite si elle n’avait ses heures de repos ; elle nous contraint à les lui donner, et pendant qu’elle dort, notre cœur et nos chagrins dorment aussi.

XIV.

J’achevais de m’habiller, et je venais d’ouvrir ma fenêtre quand je vis passer sur la terrasse M. Brogues, qui se disposait à se rendre à ses affaires. La vive alerte qu’il avait eue en recevant la visite d’une rôdeuse de grand chemin n’avait laissé aucune trace dans son esprit, et depuis quelques jours surtout, sa figure était celle d’un homme parfaitement heureux. Il me salua d’un air épanoui.

— J’ai fait le tour de mon jardin, me cria-t-il. Je craignais que l’orage n’eût tout saccagé. Nous en sommes quittes pour quelques branches cassées et quelques plantes déracinées.

Tout allait bien ; il sauta prestement dans sa voiture et partit.

J’employai toute la matinée à épousseter, à empaqueter, à emballer mes livres. C’était une besogne fastidieuse et fatigante, et je m’en acquittais avec plaisir. Il me tardait de lever le pied, de m’éloigner d’une maison où j’avais passé les meilleurs et les pires momens de ma vie. J’y avais senti tout le prix de ces amitiés de femmes dont rien ne remplace le charme et la douceur, mais j’y avais souffert aussi d’une maladie de l’âme que je ne connaissais pas encore, que je m’étais promis de ne jamais connaître. Mon-Désir m’apparaissait dorénavant comme un de ces endroits délicieux où Ton contracte des fièvres pernicieuses.