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268 REVUE DES DEUX MONDES.

se consolerait facilement de mon absence ; je pris une voiture et je remontai à la villa.

M. Brogues, qui avait des mœurs patriarcales et qui entendait, lorsqu’il était heureux, que tout le monde mangeât à la même gamelle que lui, avait désiré que, jardiniers, cochers, cuisinière, valets et femmes* de chambre, tous ses domestiques assistassent au mariage. La maison avait été fermée et les clefs déposées chez le concierge, qui me les remit. À peine eus je pénétré dans cette maison abandonnée que, m’en sentant le maître, il me vint une de ces idées auxquelles les têtes échauffées ne résistent pas. Je suivis un long corridor, j’arrivai devant une chambre où je n’étais jamais entré. La porte était entr’ouverte, je n’eus qu’à la pousser.

C’était une jolie pièce en rotonde, dont les murs étaient tendus de perse à raies blanches et bleues. Située à l’un des angles de la villa, elle prenait jour par deux fenêtres, dont l’une donnait sur la terrasse, l’autre sur le jardin. En ce moment, le soleil l’éclairait, mais sans réussir à l’égayer. Les tables, les étagères avaient été dépouillées de leurs bibelots, et ce qui restait dans cette chambre à moitié déménagée était en désordre, en confusion. Dans leur hâte de partir pour Ëpernay, les domestiques n’avaient rien rangé ; on voyait traîner çà et là sur le parquet, sur les chaises, des jupes, des souliers, des bas, des nœuds de rubans. En écartant les rideaux du lit, je m’aperçus qu’il n’avait pas été fait, il était demeuré tel qu’il se trouvait quand elle en était sortie pour la dernière fois. Son corps y avait laissé son empreinte, et un creux marquait l’endroit de l’oreiller où avait reposé sa tête.

Qu’aurait dit l’abbé, s’il avait été là ? Qu’aurait-il pensé de moi ? Je fus pris d’un véritable accès de démence ; je me penchai sur ce lit, je couvris cet oreiller, ces draps, de baisers furieux, sans réussir pourtant à me persuader qu’ils m’étaient rendus.

Tout à coup j’entendis une voix gutturale qui disait derrière moi :

— Il ne faut aimer personne.

Je me retournai précipitamment, et j’avisai dans une cage le perroquet que M. Monfrin avait donné à Monique. Il répétait sans doute la dernière phrase qu’elle lui eût apprise et qui résumait l’état de son âme, son désabusement final, la philosophie qu’elle entendait professer jusqu’à son dernier jour.

Le gros oiseau m’examinait d’un œil sournois et moqueur, en répétant :

— Il ne faut aimer personne.

— Oh ! que tu en par les à ton aise ! lui dis-je.

Et je jetai une serviette sur sa cage. Il avait été témoin de mon extravagance, je ne voulais pas qu’il le fût de mes méfaits. Sa maîtresse avait laissé quelque chose d’elle dans tous les coins de cette