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soit pourvu ; laissez aux pauvres d’esprit les joies du cœur... Cet argument vous touche peu ? qu’à cela ne tienne ! Que direz-vous de celui-ci ? Vous avez lu votre Juvénal, vous savez ce qu’il pensait de la vanité des vœux, des souhaits humains. Quant à moi, simple desservant de village et fabuliste à mes heures perdues, je n’ai pas vécu, comme Juvénal, dans le voisinage des cours ; mais vous pouvez m’en croire, je connais des gens qui remercient tous les jours le ciel de n’avoir pas exaucé leurs prières les plus ardentes, de leur avoir refusé ce qu’ils désiraient le plus. Si on vous donnait demain M lle Monique Brogues, peut-être seriez -vous dans huit jours le plus malheureux des hommes... Vous secouez la tête ? Les amoureux se repaissent d’illusions. « Dieu, a dit un grand prédicateur, punit les passions de la chair par les ténèbres de l’esprit. » Mais que trouverez- vous à répondre au raisonnement que voilà ? On a dit que le bonheur n’est qu’une comparaison, que, si malheureux qu’on soit, on est presque heureux en pensant aux maux dont on est exempt. Je me suis foulé un bras, il y a quelque dix ans, et je me suis consolé en faisant la réflexion fort juste que j’aurais pu me le casser. Vous avez le cœur gros parce que demain M. Monfrin épousera la petite fille qui vous plaît. Convenez que vous souffririez bien davantage si elle épousait le jeune homme avec qui vous avez eu chez moi, m’a-t-il semblé, une assez vive altercation... A moins toutefois, ajouta-t-il, que vous n’ayez pour elle cet amour féroce qui fait souhaiter le malheur de la femme qu’on ne peut posséder !

Je ne répondis pas à cette question indirecte, mais je lui dis :

— Soyez fermement convaincu que, moi vivant, M. deTriguères, en mourût-il d’envie, n’aurait jamais épousé M lle Monique Brogues.

— Là ! qu’auriez-vous fait pour l’en empêcher ?

— Vous m’interrogez, vous ne me consolez plus. Dites-moi plutôt ce qu’est devenu ce beau jeune homme, dont vous fûtes jadis le mentor.

— Sa sœur m’a appris qu’il était à Nice, où il avait fait venir son yacht, et qu’il passera l’hiver à courir des bords dans la Méditerranée. .. Bah ! vous lui en voulez trop, vous le voyez trop en noir. Jeunesse se passe, et on s’amende.

— Vous voilà bien, vous autres prêtres ! m’écriai-je. Vous avez une singulière indulgence pour les grands viveurs. Vous savez qu’ils finissent quelquefois dans la peau d’un saint ou d’un dévot, et vous ne regardez qu’au dénomment de la pièce. Les entraînemens des passions vous paraissent moins dangereux que les fâcheux raisonnemens, et vous préférez les débauchés aux hérétiques. Il n’y a pour vous d’impardonnable que les erreurs de l’esprit ; vous tenez pour certain, et vous ne vous trompez pas, qu’il est plus facile à un