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LE SECRET DU PRÉCEPTEUR. 259

elle allait, selon la saison, cueillir dans la forêt des muguets, des champignons, des noisettes ou des fraises. Vieux papiers, chiffons, elle ramassait tout ce qu’elle apercevait sur les routes sans qu’on sût ce qu’elle en faisait, et on la rencontrait parfois arrêtée au bord d’un fossé, qu’elle fouillait des yeux comme pour y découvrir un trésor. Cette demi-folle, qui cherchait toujours quelque chose, avait un visage répulsif. Son regard en dessous, ses cheveux roussâtres et ébouriffés, son grand nez qui rejoignait sa bouche édentée, son épaisse moustache et sa barbe bien fournie lui donnaient l’air d’une sorcière. On l’aimait peu, mais on la craignait beaucoup. Quand elle n’avait rien à vendre, elle mendiait, et si on ne donnait pas, elle prenait. On la tenait pour une écumeuse de marmites, de poulaillers et de jardins ; mais, crainte de pis, on la laissait faire, et ceux qui reconduisaient n’avaient garde de la rabrouer. On la croyait méchante et capable de jeter des sorts. On l’avait soupçonnée d’être pour quelque chose dans l’incendie d’une terme ; faute de preuves, on l’avait relâchée, mais elle était restée suspecte.

Elle entra dans le cabinet de M. Brogues d’un air courroucé et insolent.

— Eh bien, la Chercheuse, lui dit-il gaîment, de qui avons-nous à nous plaindre ?

Elle commença un long récit, débité d’une voix si sourde et si chevrotante qu’il dut lui faire répéter chacune de ses phrases. À force de la questionner, il finit par comprendre qu’étant allée récolter des champignons dans la forêt, elle y avait rencontré M me Brogues, qui, après lui avoir arraché son panier des mains et l’avoir foulé aux pieds, l’avait chassée, en la menaçant de tirer sur elle si elle ne déguerpissait à l’instant. Et cependant, disait-elle, la forêt est à tout le monde. Elle comptait s’aller plaindre au juge de paix, et le juge de paix lui donnerait raison.

Ce qu’il y eut de plus clair dans son histoire, ce fut la conclusion, qu’elle articula d’une voix plus nette et plus sonore.

— Voulez-vous savoir, s’écria-t-elle, pourquoi M me Brogues m’a maltraitée et chassée ? C’est qu’un homme était avec elle. Je n’ai pas vu son visage ; il y avait des noisetiers entre nous. Mais je sais bien qu’il lui parlait, qu’il l’embrassait, que j’ai entendu sa voix et le bruit des baisers. Voilà pourquoi elle a écrasé mes champignons et braqué son fusil sur moi. Mais j’irai trouver le juge et je lui dirai tout.

M. Brogues avait pâli. Il s’avança vers elle les poings serrés.

— Hors d’ici, vieille sorcière, ou je vous fais sauter par la fenêtre !