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M. Floquet n’en disconvient pas, il a connu la distribution du fonds spécial destiné par la compagnie de Panama à la publicité des journaux, et il n’a pas cru devoir rester indifférent à cette distribution. Il n’a rien touché, cela va sans dire ; il avoue tout simplement que, « soit par les informations qu’il a recherchées, soit par les communications qui lui ont été spontanément offertes, il a observé et suivi d’aussi près que possible cette répartition, non pas à un point de vue commercial qui ne le regardait pas, mais au point de vue politique qui intéressait l’État. » En termes plus clairs, cela veut dire que M. Floquet a tout connu, qu’il a été au courant des répartitions d’argent et qu’il a veillé seulement à ce qu’elles fussent profitables pour la bonne cause. Autre révélation. M. Rouvier qui, lui aussi, avait été un instant président du conseil avant M. Floquet, au début du boulangisme, M. Rouvier a fait des aveux plus étranges encore. Il n’a pas craint de raconter à la chambre, comme l’histoire la plus simple, qu’il s’était trouvé dans des momens difficiles où les fonds secrets étaient épuisés, qu’il avait été obligé de recourir à des amis personnels, des financiers malheureusement trop connus aujourd’hui, que l’un lui avait prêté 50,000 francs, l’autre 100,000 francs. Il a dit tout cela sans paraître même se douter de ce qu’il y avait d’extraordinaire dans son langage !

Voilà donc un ancien président du conseil, avouant avec « candeur, » c’est son expression, qu’il a présidé paternellement à la distribution des fonds d’une compagnie privée, dans un intérêt politique ! Voilà un autre président du conseil racontant qu’il a dû avoir recours à la bourse de ses amis, quelques spéculateurs familiers de toutes les opérations douteuses, pour subvenir aux misères de l’État, pour suppléer à une pénurie des fonds secrets ! Mais alors quelle idée se fait-on du gouvernement d’une grande nation ? Est-ce que c’est le rôle d’un chef de ministère de diriger les répartitions de fonds d’une compagnie industrielle et de couvrir ces répartitions d’une sorte de haute complicité ? Est-ce que le gouvernement de la France en serait réduit au point d’avoir à demander ou à accepter des supplémens de fonds secrets, ne fût-ce que 50,000 francs, des mains de financiers suspects ? Est-ce que M. Rouvier a pu se figurer que ceux à qui il demandait secours, qui obligeaient l’État, — oui, vraiment ils obligeaient l’État ! — lui prêtaient leur argent, venu on ne sait d’où, sans espoir de compensation, sans l’arrière-pensée de s’en faire un titre, de s’assurer une influence pour leurs opérations, pour leur crédit ? Si M. Rouvier avait besoin de ressources pour combattre le boulangisme, comme il le prétend, il n’avait pas à chercher des secours équivoques qui n’étaient que des prêts usuraires ; il n’avait qu’à se concerter avec ses collègues, à s’adresser au parlement. Tout le reste, tout ce que dit M. Rouvier, aussi bien que ce que dit M. Floquet, n’est que le déplorable signe d’une altération croissante de tout sens politique, d’une sorte d’avilissement de l’idée