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leurs aises. Le commandant de Murat leur avait donné une chamelle, qui venait de perdre son nourrisson. On l’avait écorché, et toutes les fois que les voyageurs voulaient boire du lait, il suffisait de présenter à cette tendre mère la peau de son petit et de lui en faire respirer l’odeur. Il est des cas où l’héroïsme consiste à ne pas dormir, il en est aussi où le parfait bonheur se réduit à la joie de boire à discrétion du lait de chamelle.

Si le père Ohrwalder n’avait pas réussi à s’évader de sa prison, nous aurions été privés de précieux renseignemens sur le mahdi et son successeur ; mais peut-être faut-il regretter que, par un excès de modestie, il ait chargé un major anglais de revoir, d’expurger ou même d’interpoler ses récits. En les lisant, comme je l’ai dit, on est quelquefois dans l’embarras ; on ne sait pas bien à qui l’on a affaire, si c’est à l’auteur ou à son traducteur. Ce livre agréablement écrit, et fort bien illustré, se termine par un chapitre de réflexions qui jure avec le reste. On n’y dit point qu’Abdullah soit un redoutable conquérant et un voisin dangereux, la contradiction serait trop criante ; mais on y déclare que lorsqu’il appartenait à l’Égypte, le Soudan était un pays où la civilisation florissait, où tout le monde était heureux. Ce n’est pas ainsi que s’exprimait l’infortuné Gordon. Il prétendait que, dans ce temps, il n’y avait d’heureux au Soudan que les pachas et les sous-pachas qui remplissaient leurs poches, et qui avaient introduit partout le régime du courbache et du bakchich.

Gordon concluait en disant que l’Égypte ferait bien d’abandonner ces provinces à elles-mêmes, « de les laisser telles que Dieu les a créées. » Les conclusions du père Ohrwalder sont en apparence tout autres. Par une brusque évolution à laquelle rien ne nous préparait et sur un ton lyrique qui ne lui est point ordinaire, il affirme que c’est de l’Angleterre seule que les Soudanais attendent leur salut et la guérison de leurs maux. Il adresse un appel pathétique « à la nation qui joue le premier rôle en Égypte et qui est la première dans l’art de civiliser les races sauvages. » Il l’adjure de ne point tromper les espérances du Soudan, de ne pas tarder davantage « à châtier l’insolent Abdullah et à délivrer des peuples asservis et décimés. » Cette fois, il n’y a plus de doute ; ce n’est pas un missionnaire tyrolien, c’est un major anglais qui a écrit ces lignes. Il s’était promis d’être discret, il a été maladroit, il s’est trahi :


Il ne put du pasteur contrefaire la voix ;
Le ton dont il parlait fit retentir les bois
Et découvrit tout le mystère.


G. Valbert.