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et il serait le plus heureux des souverains si on pouvait l’assurer que son fils lui succédera.

Quoi qu’en disent les Anglais, il est trop occupé chez lui pour être un voisin dangereux. Des provinces toujours prêtes à se mutiner, des rebelles à désarmer, des envieux à contenir, des zizanies, des querelles à étouffer, un trésor public qu’enrichissaient la guerre et le pillage et que la paix appauvrit, une pénurie d’argent, des embarras dont on ne se tire que par des mesures fiscales, insupportables à des populations qui eurent toujours la haine du fisc, ces mécontentemens accrus par la jalousie qu’inspirent à toutes les autres tribus les compatriotes du souverain, ses chers Baggaras qui possèdent seuls sa confiance et à qui il réserve toutes ses faveurs, voilà quelques-unes des difficultés contre lesquelles se débat le nouveau mahdi, et, comme on voit, il a beaucoup d’affaires sur les bras.

Voulût-il chercher dans quelque entreprise guerrière un dérivatif à ses embarras, rien ne prouve qu’il réussît à entraîner ses derviches. Ce sont aujourd’hui des gens désabusés. Ils se sont battus jadis par enthousiasme religieux ; on leur promettait le paradis, et ce paradis s’en est allé en fumée. Ils rêvèrent ensuite de massacres et de butins ; ils ont découvert que leur maître gardait presque tout pour lui, qu’ils n’avaient que ses rebuts. Désormais il ne les retient dans le devoir que par la peur, et la peur n’est pas une passion de soldats. Dans les dernières rencontres, on les a vus déserter en foule des drapeaux qui ne sont plus pour eux que l’emblème de leur servitude.

Abdullah est devenu pacifique par nécessité. Comment pourrait-il songer à s’emparer du Caire ? Sa grande ambition est de se maintenir au Soudan, et il doit se défendre contre ses sujets. La liberté de la presse est le cauchemar des souverains absolus qui se sentent mal assis sur leur trône. Heureusement pour Abdullah, il n’y a pas de journaux dans ses états. Ce qui en tient lieu, c’est le marché public de sa capitale, grande place très vivante, où grouillent les vendeurs et les acheteurs. Il en arrive du Kordofan et du Gézireh, de Berber, de Dongola et de Souakim, et leur premier soin est de se demander des nouvelles, de se questionner et de se renseigner les uns les autres. L’ombrageux Abdullah a pensé plus d’une fois à supprimer ce marché d’Omdurman qui est le rendez-vous de tous les nouvellistes, de tous les questionneurs et de tous les médisans. Peut-il interdire à ses peuples de vendre et d’acheter ? Il a dû se résigner à son sort ; mais sa patience n’est pas celle des saints. Tout l’inquiète ; il passe sa vie dans les alarmes et dans les soupçons, et ses soupçons valent des certitudes. Il ne peut voir trois marchands converser ensemble sans tenir pour certain qu’ils trament un complot, et il sait par expérience que ses sujets ont été dans tous les temps des conspirateurs très habiles et