Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 115.djvu/216

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et d’une nuit pour le faire tomber en pourriture. À Rahad, lorsqu’il conférait avec le père Ohrwalder, le mahdi lui avait déclaré qu’il avait encore quarante ans à passer ici-bas ; quatre ans après, il était mort, et ces quatre années avaient suffi pour le rendre infidèle à tous ses principes, à toutes ses règles de conduite, à la doctrine qu’il était venu prêcher.

Le succès corrompt les plus puissans esprits ; quelle action n’a-t-il pas sur une tête soudanaise ! Tout ce qu’avait annoncé Mohamed-Ahmed était arrivé. Ses ennemis s’étaient enfuis devant ses derviches et son sourire comme des gazelles devant le lion, et dès lors l’enthousiasme qu’il excitait s’était changé en idolâtrie. Il était devenu le victorieux mahdi, le mahdi du Seigneur. On célébrait sa gloire en prose et en vers. Les femmes surtout raffolaient de lui ; elles l’appelaient le plus beau des hommes et la lumière de leurs yeux. Du plus considéré de ses émirs jusqu’au dernier de ses esclaves, tout le monde était à ses pieds, et malheur à qui trouvait à redire aux louanges emphatiques qu’on lui prodiguait ! Les médisans, les railleurs, les tièdes étaient assommés à coups de bâton. On l’avait proclamé le successeur du Prophète, et on le regarda bientôt comme un autre prophète. Il y eut un jour une orageuse discussion entre deux sages dont l’un affirmait que dans le ciel le mahdi serait assis au-dessus de Mahomet, tandis que l’autre répondait en diplomate que Dieu était plus grand qu’un mahdi. La querelle s’échauffa, l’affaire fut portée devant le juge, et le juge décida prudemment que les vivans valent mieux que les morts, après quoi le soutenant de Mahomet fut envoyé en prison. On ne lui reprochait pas d’avoir osé dire que Dieu est plus grand qu’un mahdi, mais d’avoir défendu sa thèse avec une vivacité de ton que Mohamed-Ahmed pouvait tenir pour offensante.

Les plus grands ennemis des aventuriers religieux du Soudan sont leurs flatteurs et leurs harems. À peine eut-il remporté ses premières victoires et conquis le Kordofan, le mahdi se relâcha de la règle ; ce grand ascète devint moins sévère, il se permit beaucoup de choses qu’il avait défendues. S’il ne buvait pas de vin, il abusait d’un sirop de dattes mélangé de gingembre, qu’on lui présentait dans des coupes et des burettes d’argent, volées à des missionnaires qui les destinaient à d’autres usages. Mais ce qui l’a tué, ce ne sont pas les boissons fermentées, c’est l’ivresse de la femme, cette ivresse qui dit jusqu’à la fin : « J’en veux encore ! » — cette passion qui est une fureur et se dégoûte quelquefois, mais ne se rassasie jamais. La prise de Khartoum, son grand triomphe, lui fut fatale, et ce fut la vengeance de Gordon. Les harems de cette florissante cité, qui n’est plus qu’un monceau de ruines, étaient des magasins richement approvisionnés, où il trouva en abondance tout ce que ses désirs cherchaient. Il choisit pour