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père Ohrwalder trouva toujours la sienne affreuse. Il avait pris en horreur Omdurman, ses rochers, ses sables et son soleil qui convertit les cadavres en momies. Il détestait encore plus les hommes ou les brutes qui l’entouraient, le mahdi, ses dévots et ses derviches. Il ne pouvait compter sur rien ; sa vie était à la merci d’un soupçon ou d’un caprice. « Les blancs et les chrétiens, dit-on au Soudan, vivent à l’ombre du glaive. » Quand il ne souffrait pas, il voyait souffrir. Ses regards rencontraient partout des innocens chargés de chaînes, et des victimes qui n’osaient se plaindre de leurs bourreaux ; il n’entendait parler que d’exécutions sanglantes ou d’horribles mutilations, et il eût succombé bientôt à l’excès de ses tristesses et de ses dégoûts s’il n’avait été soutenu par l’opiniâtre espérance qu’un jour son malheur finirait, qu’un jour, contre toute attente, il parviendrait à sortir de son enfer, à revoir l’Egypte et l’Europe.

Cependant, si affaibli, si déprimé qu’il fût par ses souffrances, il avait encore la force d’observer, d’étudier en curieux le monde étrange et fort déplaisant où il était condamné à passer les plus belles années de sa vie. Grâce à lui, nous connaissons le mahdi et nous pouvons nous faire une juste idée de ce sinistre personnage, qu’il eut le triste honneur de voir de très près.

Né vers 1840, Mohamed-Ahmed appartenait à la race des Danaglas ou habitans de Dongola, connus pour les plus rusés et les plus déterminés marchands d’esclaves. Il était encore fort jeune quand son père l’emmena dans le Soudan. Il avait employé son enfance à lire et à commenter le Coran. Plus tard il vécut en derviche, errant de lieu en lieu, distribuant des amulettes, mortifiant son cœur et ses sens. Avant d’annoncer à l’Afrique le divin message, il se retira quelque temps dans une caverne ; quand il en sortit, il jouissait d’une réputation de sainteté miraculeuse. Cet homme de forte constitution, au teint très noir, avait pour lui la fascination de son éternel sourire, qui découvrait des dents d’une éclatante blancheur, et on remarquait que ses deux incisives supérieures étaient séparées par un vide en forme de V, qui est, au Soudan, un signe de bonheur. Il avait aussi pour lui sa parole facile, abondante, heureuse, le don de passionner, d’entraîner les foules. Il leur persuada sans peine qu’il était en communication directe avec le ciel, que tous les ordres qu’il donnait étaient des inspirations d’en haut, que refuser de lui obéir, c’était désobéir à Dieu.

Pour démontrer aux plus aveugles la vérité de sa mission, il opérait des prodiges. On prétendait qu’il avait la faculté de transformer en eau les balles de ses ennemis, et que, sur les champs de bataille, les anges et les génies accouraient à son appel et se battaient pour lui. Les simples, les enthousiastes croyaient les voir, et ils affirmaient aussi que quand son ombre se dessinait sur un mur, elle y apparaissait