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dominicain Gui d’Évreux, la « Guiotine, » comme on l’appelait, contient des facéties et des particularités, parce qu’elle est faite de sermons qui ont été réellement prononcés ; la vogue n’en a pas été durable. Gui d’Évreux et même Jacques de Vitri étaient déjà oubliés ; on avait déjà cessé de piller Nicolas de Biard et de servir en tranches aux fidèles de Saint-Nicolas-du-Chardonnet les sermons de Robert de Sorbon[1] que l’on prêchait encore couramment Suspendium, Abjiciamm et le Dormi secure.

Accablés, sollicités par tant d’aide-mémoire, de manuels, de mécanismes combinés pour mâcher la besogne professionnelle, comment les clercs du XIVe siècle auraient-ils eu l’abnégation de renoncer aux précédens pour se chercher eux-mêmes ? Rien ne pouvait leur suggérer une telle pensée. Les plus éminens sermonnaires d’alors, les Durand de Saint-Pourçain, les Jacques de Lausanne, les Michel du Four, les Bertrand de La Tour, les Jean de Naples, ne les y encourageaient pas. Quelques-uns n’avaient acquis un nom qu’en cuisinant adroitement des discours impersonnels à l’aide des recettes courantes. Les plus sincères se contentaient de continuer tant bien que mal la tradition des maîtres de naguère. Aucun d’eux n’était du bois dont se font les chefs d’école. Jean de Naples est médiocre, verbeux, plat ; les Italiens avaient en ce temps-là la parole très facile, mais ils parlaient pour ne rien dire. Durand de Saint-Pourçain, philosophe hardi dans ses livres, est commun dès qu’il prêche. Bertrand de La Tour est d’une prudence et d’une platitude déplorables ; quand il a l’occasion d’aborder une question intéressante, il ne prononce jamais ; il recule en disant : Non intromitto me. Jacques de Lausanne, en dépit de l’étalage d’une science zoologique puisée à peu de frais dans les traités De proprietatibus rerum, est ignorant et obscur ; cesse-t-il d’injurier la société, et surtout la haute société, il ennuie ; il était du reste si peu l’ennemi des livres de référence qu’il en a composé un : le « Livre des moralités très nécessaire à tous ceux qui publient le Verbe de Dieu. » — Sur les professeurs de rhétorique, les étudians intelligens et de bonne volonté n’avaient pas davantage à compter. La race des grammairiens, des rhéteurs et des gens capables de raisonner sur les principes de l’art d’écrire était éteinte depuis longtemps. Les traités didactiques d’éloquence qui se trouvaient encore dans le commerce ne rappellent guère les nobles institutions de Cicéron et de Quintilien : l’un des meilleurs est celui du frère Richard, Anglais de nation, qui florissait avant 1288 ; or l’épigraphe et le titre qu’il porte sont très

  1. Les œuvres de Robert de Sorbon servaient au XIIIe siècle de thème ordinaire de sermons au clergé de cette paroisse de Paris : Incipit liber Roberti de Sorbona secandum quod solet prœdicare apud sanctum Nicolaum in Cardineto.