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Ainsi « le métier, comme dit M. Victor Le Clerc, succédera à l’inspiration ; » à l’ère de la composition artistique succédera celle de la fabrication industrielle. D’un autre côté, le moyen âge n’a jamais eu clairement la notion de la propriété littéraire ; les écrivains se copiaient alors les uns les autres, sans vergogne ; pourquoi les prédicateurs novices n’auraient-ils pas fait des emprunts aux prédicateurs émérites ? À quoi bon imaginer du nouveau, puisque, par des apports séculaires, un trésor d’historiettes, de lieux-communs et de formules persuasives s’était constitué, auquel il suffisait de puiser ? Les maîtres dirent de bonne heure aux écoliers : « Faites comme les marchands de blé ; ayez, comme eux, la prévoyance d’emmagasiner des amas de blé pour les produire ensuite et les vendre en temps opportun. » Quelques-uns, comme Nicolas de Biard, profitèrent mal de ces préceptes : « Le marchand de drap, dit Nicolas, a plusieurs espèces d’étoiles ; de même l’orateur sacré doit avoir en magasin des sermons de différentes espèces. Hélas ! moi, pauvre ignorant, je suis bien mal approvisionné. » Mais la plupart des jeunes clercs s’accoutumèrent à recueillir, pour la resservir à l’occasion, la desserte de la table d’autrui ; ils ne s’appliquèrent plus qu’à combiner des larcins inavoués. Les plus paresseux s’empressèrent bientôt d’établir et de propager des principes encore plus funestes : ils ne rougirent pas de débiter textuellement les discours stéréotypés d’orateurs célèbres, ou bien ceux que rédigèrent à leur usage des auteurs compatissans. Il y eut des clercs qui prêchèrent durant toute une année Abjiciamus et Suspendium, c’est-à-dire les deux parties de la « Somme » des sermons dominicaux de Guillaume de Mailli, qui commencent respectivement par Abjiciamus opera tenebrarum et par Suspendium elegit anima mea. Il existe plus de trente éditions d’un manuel dont le titre impudent lui fit sans doute une belle réclame : Dormi secure, « Dors tranquille, » ton sermon est prêt pour demain.

Il ne nous reste plus qu’à examiner sommairement cette littérature de guide-ânes qui, inaugurée, nous l’avons dit, par Maurice de Sulli, régna sans rivale, au XIVe siècle, dans les chaires d’Occident. C’est le marais, stérile et désolant, où toutes les sources de l’éloquence médiévale ont abouti et se sont perdues.


IV

Soit un clerc sans instruction et sans zèle (ce type n’était pas rare vers l’an 1300), qui n’a pas reçu de la nature le don de conter avec agrément, qui n’a point de lectures, point de souvenirs. Il s’agit de le mettre, à peu de frais, en état de prêcher convenablement. Rien n’est plus aisé ! Qu’il entre dans la boutique d’un