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pauvre ; il vivait dans la familiarité du roi et de sa cour ; jamais cependant « il ne hurla, » comme il dit, « avec les loups ; » il resta le plus simpliste et le plus clairvoyant des moralistes. Il ne se gêna jamais pour dire rudement qu’il n’aimait pas les beaux habits, le luxe des repas, les chansons profanes des ménestrels. À l’égard des usuriers, il ne s’exprime pas autrement que les plus intransigeans aboyeurs des ordres mendians : « Je professe que tous les usuriers, les thésauriseurs qui détiennent la chose d’autrui, sont des larrons, et qu’au jour de la mort le diable les saisira comme des larrons pour les conduire à ses gibets. Ils ont maintenant les mains si serrées que rien ne s’en échappe, mais à leur mort on ouvrira leurs coffres, qu’ils ont tenus si bien fermés, pour en extraire les richesses qui leur étaient chères comme leurs entrailles. Je les compare à des pourceaux, qui sont, tant qu’ils vivent, de grande dépense. Un pourceau coûte beaucoup à celui qui veut le bien nourrir, et pourtant il ne rapporte rien tant qu’il vit et ne fait que souiller la maison. Mais un pourceau mort est de grand prix ! » — Robert est maître en théologie ; il a installé sa demeure à l’usage des écoliers besogneux ; il ne prise pas davantage pour cela les docteurs de l’Université qui font passer la religion pratique après leurs spéculations contentieuses : « Ce sont des gens pleins d’orgueil, qui, dans le cours d’une année, ne gagnent pas une âme au Seigneur. Le curé sans tache, sans reproche, qui observe la loi de Dieu, voilà le théologien dont les leçons profitent. » Et ailleurs : « Les livres de Priscien, d’Aristote, de Justinien, de Gratien, d’Hippocrate, de Galien sont, j’en conviens, de fort beaux livres, mais ils n’enseignent pas la voie du salut… Voulez-vous savoir quel est le plus grand clerc ? Ce n’est pas celui qui, après avoir veillé longtemps devant sa lampe, s’est lait recevoir à Paris maître ès-arts, docteur en décret, c’est celui qui plus aime le Seigneur. » Au-delà de la perfection morale, conçue à la manière puritaine, Robert de Sorbon ne voyait rien, ni la science, ni la beauté. Il n’eut jamais l’ambition de passer pour un bel esprit ; son discours a toujours le ton de la conversation la plus familière : « il ignorait ce que c’est que composer son visage avant de paraître en public : telle était son humeur, tel est son style. » Cet Alceste bourru, borné, bienveillant au fond, n’en a pas moins mérité un titre qu’il aurait sûrement dédaigné, s’il suffit, comme nous le pensons, pour être un écrivain, d’avoir une manière d’écrire savoureuse et personnelle. Sa manière, à la vérité, aurait déconcerté, cent ans auparavant, chez un prédicateur de la cour ; car c’est celle d’un improvisateur de la rue, énergique et haute en couleur. Entendez-le déclarer que la vilenie qui souille l’âme est plus grave que celle qui salit le corps : « Quand une bonne