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pour la chercher, et, pour venir entendre le sermon, ils ont peine à quitter leur maison. » « J’ai vu, rapporte un anonyme, un chevalier qui n’avait jamais assisté au sermon ; aussi ne soupçonnait-il pas ce qu’est le saint sacrifice, et se figurait-il qu’on le célèbre uniquement pour recueillir l’offrande. » Les bourgeois de Paris avaient l’habitude de quitter l’église au prône et de n’y rentrer qu’au Credo : « ainsi font les crapauds quand la vigne fleurit, le parfum de la fleur les chasse et les tue, comme la douceur de la parole de Dieu met en fuite ces bourgeois. » — Si les fidèles se décident à venir, il faut encore savoir les retenir, car s’ils s’ennuient, ils sommeillent. En pareil cas, Jacques de Vitri conseille d’user d’artifice, par exemple de s’écrier très haut : « Celui qui dort là-bas, dans ce coin, ne connaîtra pas mon secret, » ou bien de raconter des anecdotes : « le glaive affilé de l’argumentation, dit-il, n’a point de pouvoir sur les laïques ; à la science des Écritures, sans laquelle on ne peut faire un pas, il faut donc joindre des exemples encourageans, récréatifs et cependant édifians. Ceux qui blâment ce mode de prédication ne soupçonnent pas les fruits qu’il peut produire. » L’exemple, c’est-à-dire une anecdote terrible ou amusante, réveille l’attention et sert de véhicule à la vérité. Telle est aussi l’utilité des comparaisons instituées entre les abstractions de la théologie et les choses les plus communes de la vie courante : entre la confession et la saignée, entre la préparation à la communion et le lavage de sa maison par une bonne ménagère ; entre « maître Ourry, » le patron légendaire des vidangeurs, et ceux qui ne sentent plus la mauvaise odeur du péché. Le bon peuple dressait l’oreille à ces grossièretés familières, s’épanouissait d’aise aux narrations plaisantes, frémissait, comme à la veillée, aux contes tragiques. Un prédicateur expérimenté, pour varier ses effets, devait avoir en réserve une provision d’apologues dans le goût d’Ésope et de Marie de France, des anecdotes empruntées aux chroniques, aux compilations d’histoire ancienne, ou bien aux « vies des saints ; » un assortiment de souvenirs de voyage, de faits divers, de bons mots, un bric-à-bric de renseignemens extraits des « bestiaires » à la mode, sur les mœurs bizarres des plantes et des animaux exotiques. Mais il y avait un art de mêler tous ces ingrédiens et de les faire valoir. Jacques de Vitri nous en prévient : « Tel exemple paraîtra insipide à la lecture, qui plaira au contraire beaucoup dans la bouche d’un habile homme. »

L’orateur populaire du moyen âge connaît ses ouailles, et, sans les flatter bassement, il les sert à leur convenance. Que de plus austères l’en blâment ; s’il n’avait pas eu recours à ce stratagème, il aurait vu son troupeau émigrer aux représentations des jongleurs. Plus habet audit ores joculator quam predicator ! — « Il y