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profond. Cette méthode, assurément, n’est pas bonne ; elle n’en a pas moins produit, maniée par des mains expérimentées, des œuvres vraiment belles. Mais comme elle côtoie de très près le ridicule, elle a été funeste aux maladroits, qui se sont complu à d’enfantines étymologies, à des explications aussi folles que froides, à des rapprochemens monstrueux, et, sous prétexte d’atticisme, à toute une quincaillerie d’assonances et de calembours. Garnier, évêque de Langres, explique gravement pourquoi l’âme s’unit au corps quarante-six jours après la conception : c’est parce que les quatre lettres qui forment αδαμ (adam), dans l’alphabet grec le nom d’Adam, souche de la race humaine, valent respectivement 1 + 4 + 1 + 40, c’est-à-dire 46. L’enfant, suivant Pierre le Mangeur, pleure en naissant quia quotquot nascuntur ab Eva clamant vel E vel A. Le genre allégorique tout entier a été longtemps perdu de réputation auprès des critiques par ces déplorables sottises.

D’ailleurs, au moment où ces excès d’une rhétorique épuisée se multiplièrent, des tendances nouvelles avaient commencé à poindre çà et là, et l’avenir se préparait. — En 1179 mourut au monastère de Saint-Victor un ancien chancelier de l’église de Paris, qui, après une brillante carrière séculière, était venu chercher dans cet asile la paix du cœur. Pierre le Mangeur était un savant, un compilateur, un « mangeur » infatigable de textes. Il garda sous la robe des Victorins des habitudes d’érudition, bien étrangères au mystique institut de maître Hugues. De nos jours, on a jugé sévèrement ses sermons, publiés, du reste, en grande partie sous le nom d’Hildebert et de Pierre de Blois, encore que l’auteur, en bibliographe prévoyant, eût pris soin de les terminer tous par certaine formule qui doit être considérée comme sa véritable signature. Il est vrai qu’il manque par-lois de distinction. Sa manière est solide, pédantesque : il argumente, cite, divise, glose, embarrassé d’un lourd appareil scientifique. À ces traits, reconnaissons un précurseur des générations qui devaient renoncer à la recherche de la beauté pour s’enivrer de faits et de logique. — À côté du grand chancelier qui, dès 1170, annonça, dans la citadelle même de l’humanisme mystique, l’avènement d’un autre idéal de prédication, plaçons maintenant son contemporain, Maurice de Sulli, l’évêque qui a posé la première pierre de Notre-Dame de Paris, mort en 1196. Nous n’avons pas de lui des homélies proprement dites, mais des canevas, des « thèmes » de sermons destinés à guider l’inexpérience des orateurs novices : « Si quelqu’un d’entre vous, dit, dans son prologue, Maurice qui s’adresse à ses prêtres diocésains, ne possède pas la science d’instruire les laïques, qu’il lise ce livre : il y trouvera le nécessaire. » Dans ces « thèmes, » appropriés à l’enseignement des laïques, la méthode des Victorins, habitués à discourir devant des clercs instruits, n’aurait pas été de mise ;