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Bourgain, et mériteraient ici, une tardive réparation : Gébouin, archidiacre de Troyes en 1150, écrivain antithétique, symétrique, impassible et subtil, fervent élève de saint Bernard ; Pierre de Poitiers, chancelier de Paris, théologien d’ailleurs renommé, qui fut un moraliste excellent, très jaloux de bien dire, scrupuleux observateur des bienséances de la chaire ; Amédée, évêque de Lausanne, et Raoul Ardent, prêtre poitevin, déclamateurs nerveux, abondans en images grandioses et en citations des poètes, depuis Juvénal jusqu’à Ovide. — Mais c’est déjà trop allonger une liste que les bibliographes de profession aimeraient seuls à savoir complète.

En résumé, l’art de prêcher fut pratiqué au XIIe siècle, tant dans les chaires de Saint-Victor, de Cîteaux et de Clairvaux que dans la chaire séculière, par de très habiles rhéteurs. Gardons-nous de prendre au sérieux les professions de simplicité évangélique qu’ils se sont crus parfois obligés de faire : « Autrefois, déclare Nicolas de Clairvaux, Tullius et Virgile me charmaient ; c’étaient comme deux sirènes qui pour ma perte m’avaient enchanté par la douceur de leurs voix ; mais maintenant tout me paraît insipide où ne se trouve pas le nom de Jésus. » « Non, s’écrie Etienne de Tournai, ce n’est pas dans les fictions, ni dans les règles de Priscien, que le chrétien doit placer ses études. La lecture des païens n’éclaire pas notre intelligence, elle l’enténèbre, au contraire. La loi du Seigneur est immaculée ; écoutez-la, et vous prêcherez. » Gardons-nous de croire que les conseils donnés avant 1124 par Guibert de Nogent, dans son traité d’éloquence sacrée, aient été suivis à la lettre : « L’homme de Dieu descendra dans les replis de son cœur ; il analysera ses faiblesses et ses contradictions ; il lira longtemps dans ce livre intérieur, s’il veut devenir capable de peindre le vrai caractère des passions. » Ce sont là des banalités théoriques dont on n’a jamais manqué de se recommander, sans s’y astreindre. En réalité, faire preuve de connaissances et de souplesse d’esprit en interprétant en bon style des allégories supposées, tel est l’exercice où les Geoffroi Babion, les saint Bernard et les Hugues de Saint-Victor sont passés maîtres. Leur méthode commune consiste à « moraliser » les textes sacrés, c’est-à-dire à découvrir sous chaque syllabe, sous chaque détail grammatical ou numérique d’un passage de l’Ancien ou du Nouveau-Testament, des intentions mystérieuses, des combinaisons cachées, en vue d’en dégager des préceptes de morale abstraite. Saint Paul n’avait-il pas dit aux Romains (XV, 4) : Quœcumque scripta sunt ad nostram doctrinam scripta sunt ? on en concluait que tous les versets de l’Écriture contiennent une leçon de morale, et que l’office du prédicateur est, en interprétant ces versets, d’en dégager l’enseignement