Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 115.djvu/183

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

glorieuse école parénétique de la première Renaissance, ce n’est pas à eux, c’est à la pléiade des moralistes victorins et cisterciens qu’il convient de s’adresser.

Les chanoines du fameux monastère de Saint-Victor, à Paris, faisaient de l’éloquence sacrée un exercice journalier. Ces religieux, qui ont laissé des traces si brillantes dans l’histoire de la théologie et de la pensée du moyen âge, étaient alors les plus rigides, les plus savans des réguliers ; la vie spirituelle était, parmi eux, plus sincère et plus intense qu’ailleurs. Les fleurs les plus exquises du mysticisme se sont épanouies à Saint-Victor, avant de renaître sous les mains de l’apôtre d’Assise. À Saint-Victor, on ne raisonnait pas, on n’argumentait pas, on n’avait pas la prétention d’expliquer les saints mystères : on croyait fermement, avec passion, avec attendrissement, avec amour. Nulle part la science humaine n’a été regardée avec tant de hauteur, attaquée avec tant d’âpreté ; jamais on n’a tenté avec plus de persévérance de l’écraser sous la majesté de la foi. Or chacun des chanoines du monastère était appelé, à son tour, à exposer devant ses frères le fruit de ses pieuses méditations. De ces homélies quotidiennes, il existe de très précieuses collections de la seconde moitié du XIIe siècle. Elles sont consignées là telles qu’elles ont été prononcées, il y a sept cents ans, au chapitre, au réfectoire et dans le cloître des Victorins.

« Si l’amour des lettres vient à vous tenter, dit l’abbé Absalon de Saint-Victor, rappelez-vous qu’ordinairement les ignorans vont au ciel et les lettrés dans les profondeurs de l’enfer. » Le prieur Gautier blâme ceux qui estiment davantage, dans un sermon, la forme que le fond. Les Victorins, qui méprisaient les vaines gloires du monde, auraient donc, s’ils avaient observé les conseils d’Absalon et de Gautier, méprisé aussi cette vanité, la plus illusoire de toutes, qui est l’élégance du langage. Mais non ; ils n’allaient pas si loin. Le goût aristocratique des phrases bien faites était très vif dans le monastère ; car le mysticisme ne séduit les gens bien nés que s’il est paré de certaines grâces. Tous les sermons victorins, même ceux d’Absalon et de Gautier, sont d’un style laborieux et tendu. Que de précautions oratoires chez les moins habiles ! « Mes très chers frères, vous savez comme je suis arriéré en fait d’éloquence. Je ne sais pas faire de discours ; j’ai la prononciation embarrassée ; oh ! quelle fatigue ! ., vous avez, vous, l’abondance des mots à votre service, et moi, je suis dans l’extrême disette. Voilà pourquoi je tremble. Les quelques miettes que j’ai ramassées de la table des riches, je pourrais encore les offrir à ceux qui sont pauvres : mais je n’ai qu’un seul recours devant vous, qui êtes pleins de sagesse et de science : rappelez-vous que le royaume des