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mais très contentes, et lentement apprivoisées par ces hommages naïfs et discrets.

Je n’oublierai pas Marou Ianniri, la plus grande et la plus belle de toutes. Son écharpe de soie écarlate était incendiée de ramages d’or ; sa chevelure flottante, très noire, encadrait son visage brun, cuivré d’une coloration chaude, ses grands yeux noirs, étincelans et épanouis. Tantôt rieuse et tantôt grave, elle avait une fierté superbe de statue, et un charme effarouché de tzigane. Devant les jeunes gens, qu’arrêtait une admiration craintive, parmi les femmes vêtues de couleurs claires, elle passait, toute scintillante de bijoux enfantins et d’amulettes de métal, parée et souriante comme une reine barbare…

Autrefois, le jour de la panégyrie, les garçons et les filles dansaient sur la place. Depuis le tremblement de terre, le village ayant été miraculeusement épargné, les gens de Pyrghi ont résolu de renoncer, par dévotion, à ces réjouissances profanes. Dans l’année qui suivit la catastrophe, le village, ou plutôt la tribu de Pyrghi ressemblait à un monastère. Défense de boire du raki et de chanter. Le loukoum et l’eau pure étaient les seuls plaisirs permis. Depuis, on s’est relâché quelque peu de cette dure abstinence. Mais une véritable loi somptuaire, consentie par la communauté, et exécutée par les démogérontes, a modéré la parure des femmes, et proscrit pour jamais la danse sur les pavés du livadi.

James-Bey voulut user de son influence pour qu’on fît en notre faveur une exception. Il exposa timidement sa requête au conseil des anciens, et ces vieillards moroses furent d’abord scandalisés. Enfin, après bien des conciliabules, on nous accorda une danse d’une demi-heure, en dehors du village : il eût été sacrilège d’autoriser, à l’intérieur de Pyrghi, les anciens divertissemens.

Hors des murs, près de la vieille porte, les garçons s’étaient déjà rassemblés, tout joyeux, au milieu d’un va-et-vient d’enfans curieux, éveillés et criards. Un tambourin gronde ; une cornemuse chevrote. Sur la crête des murs, sur la terrasse des maisons, les femmes sont debout et regardent. Quel délicieux tableau, si lumineux et si complexe, si lointain avec ses souvenirs du moyen âge, et ses brusques échappées vers des visions d’Afrique arabe ! Est-ce une assemblée de châtelaines aux remparts ? Est-ce, aux murs de quelque cité sarrasine, la venue des femmes, qui attendent le retour des goums ? Elles ont des poses naturelles d’idoles vivantes, et c’est plaisir de voir ces gestes vifs de causerie juvénile, ces yeux gais, ces jolies têtes encadrées de boucles brunes, sous les franges de soie, qui chatoient à tous les mouvemens. La