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madama, qui va visiter ses terres. On échange un joyeux bonjour avec les passans : Hora Kali…. Katevodio, formules naïves, qui écartent de la route les mauvais présages et les aventures fâcheuses. Un Grec devant qui vous ne prononceriez pas cet exorcisme serait triste pour toute la journée, et s’attendrait, pour le moins, à recevoir sur la tête, comme le poète Eschyle, une écaille de tortue.

On traverse souvent, avant d’arriver dans le riche « pays du mastic, » des décombres abandonnés. Les frêles cases, de construction récente, se sont écroulées comme des châteaux de cartes, pendant le tremblement de terre de 1881. Au contraire, les bâtisses contemporaines des Justiniani sont encore solides, à peine lézardées par les terribles secousses. Les villages du pays du mastic sont tous bâtis sur le même plan, et je n’en sais pas dont l’aspect soit plus imprévu. Les chefs de la mahone avaient eu l’idée d’emprisonner leurs sujets, ou plutôt les serfs qui travaillaient pour les enrichir, dans de véritables bastilles, dont les quatre portes étaient fermées, le soir, par des barrières de fer. Partout, à Aghios-Georgios, à Élata, à Mesta, à Olympi, à Pyrghi, cet appareil défensif est le même. Les habitans sont cernés dans un carré de maisons contiguës, qui tournent le dos à la campagne, et dont le mur extérieur, percé de quelques fenêtres étroites et closes, a l’air d’un rempart aveugle et farouche. Les autres logis sont rassemblés à l’intérieur, comme un troupeau serré ; rien ne déborde au-delà des limites marquées d’avance ; point de ces hameaux égarés, dispersés au hasard, avant-coureurs ou arrière-garde de nos villes et de nos bourgs. L’accueil de ces villages étranges donne une impression inoubliable, lorsqu’on arrive, parmi les champs de sésame, de coton et d’anis, devant la haute muraille, grise et fermée. Forteresse ? prison ? couvent ? On ne sait au juste comment définir l’aspect de ces enclos où des hommes et des femmes sont parqués comme un bétail. Les cases, avec leurs petites portes cintrées et basses, ressemblent à des cellules, et les ruelles enchevêtrées sont d’étroits corridors. J’ai passé de longues heures dans ces bizarres décors, qui semblent sortir, à peine touchés par les siècles, du moyen âge italien. Je m’arrêtais dans les ruelles montantes d’Aghios-Georgios, causant avec des vieillards qui aspiraient, à longues bouffées, la fumée des narghilés ; un babil d’enfans sonnait en notes claires et en exclamations aiguës ; des petites filles passaient, poussant, à grands coups de triques, des vaches rousses et débonnaires ; je voyais, au bout de la double rangée des maisons plates, un donjon qui semblait chanceler, et une colline jaune, jonchée de rochers gris. Quand nous avions pris notre frugal repas devant la porte