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conquérans, dans les masures en ruines d’où sont partis les podestats de Gênes et de Venise, et pour bien sentir la détresse du quartier musulman, petit troupeau de maisons basses, blotties contre le konak, la caserne, la mosquée et la citadelle, comme si elles reculaient peu à peu devant l’invasion pacifique de l’aristocratie grecque.

Je désirais visiter la citadelle génoise, le Castro, comme on dit là-bas. On sait que, depuis la débâcle de l’empire romain, tous ceux qui ont construit, en Orient, des ponts, des églises ou des châteaux, ont fait, avec les marbres anciens, des soubassemens, des seuils, des claveaux ou des parapets. Je ne pouvais manquer de trouver des inscriptions dans les casemates de la sérénissime république. Mais il est très malaisé de pénétrer dans les forteresses de l’empire ottoman. Les autorités civiles et militaires croient volontiers que l’épigraphiste qui inspecte obstinément les vieux murs dissimule un ingénieur chargé de surprendre le secret de la puissance ottomane, et de révéler aux Occidentaux, gens arriérés, l’art des fortifications. Le commandeur Spadaro me fut encore d’un grand secours dans cette importante affaire. Nous allâmes ensemble rendre une nouvelle visite au moutessarif, pour engager ces délicates négociations. Kiémal-Bey, après nous avoir offert du café et des cigarettes, nous dit, avec force salamalecs, que cela ne le regardait point, et qu’il fallait s’adresser au pacha qui commandait la place.

Nous sommes allés voir ce dignitaire. Nedjib-Pacha est liva, ce qui équivaut, à peu près, à notre grade de général de brigade. Il a sous ses ordres environ quatre cents hommes, qui se répartissent en un bataillon d’infanterie et en une batterie d’artillerie. J’avoue n’avoir pas vu de canons, hors quelques obusiers en bronze patines de vert, qui gisent dans des terrains vagues. On me dit cependant qu’une petite batterie de montagne, composée de six canons et cachée dans une tourelle, est chargée de défendre Chio. En attendant, elle répond aux saluts des navires de guerre, et fait un tapage d’enfer, le jour de la fête du Baïram.

Le liva habite une maison de pauvre apparence, tout contre la caserne. Point de factionnaire. Un nizam, dont la tunique bleue est fort râpée, sommeille devant l’entrée, à l’ombre d’une vigne dont les larges feuilles éventent son visage brun. Il se lève à notre approche, va prévenir son maître, et nous introduit dans une chambre, blanchie à la chaux. Son excellence fait le geste de ramasser de la poussière en notre honneur, ordonne à son fidèle nizam de nous apporter du café et des cigarettes, et nous sourit aimablement. Mais son excellence est absorbée par une besogne où semblent se concentrer toutes ses facultés : armé d’une loupe, Nedjib considère attentivement une orange. Et nous buvons notre café,