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plénipotentiaire auprès du divan. Tel fut, au XVIIe siècle, Panayotis Nicosis, drogman de l’ambassadeur d’Autriche, espion du sultan auprès du même ambassadeur, et plus tard secrétaire intime du grand-vizir Ahmed Kupruli ; tel fut encore le médecin Alexandre Mavrocordato, natif de Chio, homme fort savant qui, au dire de ses biographes, parlait le slave, l’italien, le français, le turc, le persan et l’arabe ; c’était plus qu’il n’en fallait pour réussir auprès des Osmanlis, gens soigneux de leur santé et peu polyglottes ; en Turquie, les médecins et les interprètes sont en passe d’arriver à tout, parce qu’on les emploie à toutes sortes de petites commissions. Alexandre Mavrocordato devint un homme si indispensable, qu’on le surnomma le Confident des secrets, ὁ ἐξ ἀποῤῥήτων (ho ex aporrhêtôn). D’intermédiaire officieux, il devint ambassadeur et plénipotentiaire ottoman au congrès de Carlowitz. Les méchantes langues prétendent que, dans cette célèbre réunion de diplomates, il servit de son mieux les intérêts autrichiens. En tout cas, dévoué, comme tous ses compatriotes, aux progrès de sa religion et de sa race, il profita de son crédit pour assurer aux Grecs la possession du Saint-Sépulcre, et pour établir, partout où il le pouvait, des écoles helléniques.

Soutenue et préservée par ces influences très efficaces, la cité de Chio, administrée par ses démogérontes, fut pendant très longtemps, malgré la présence des Turcs, plus heureuse et plus prospère qu’elle ne l’avait été au temps de l’empire byzantin. Aujourd’hui, un péril incessant et de perpétuelles inquiétudes ont obligé les Turcs à resserrer les liens, autrefois très lâches, de leur régie administrative. Le moutessarif et les trois moudirs de l’île sont un peu plus tracassiers qu’autrefois. Bien que l’idaré (ce que nous appellerions le conseil de préfecture) se compose de l’archevêque, du mufti, de deux membres musulmans et de deux membres chrétiens, en réalité l’Islam, par la police du bin-bachi et le tribunal du cadi, tient en main toutes les affaires de l’île. Les attributions des démogérontes sont à peu près réduites à la perception des impôts. Mais, en 1850, malgré le sinistre souvenir du récent massacre, Fustel de Coulanges pouvait dire encore : « Il faut qu’à l’exemple des Chiotes eux-mêmes, nous considérions les Turcs comme n’existant pas dans l’île. Chio est un État grec, ayant un gouvernement, des lois, des finances, une politique. »


II

Il était nécessaire d’évoquer ce long passé confus, pour comprendre l’installation précaire et comme provisoire des