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paille, gardant d’ailleurs à travers ses fureurs d’amant trahi qui brise tout, ce coup d’œil de l’homme d’affaires qui lui permet d’évaluer au plus juste le prix de la casse. Il a aussi leur insolence et leur sottise, et cette insolence a un accent plébéien qu’on démêle aisément dans la grande scène de jalousie, très curieuse à comparer, pour la différence si naturelle du ton, avec celle du Misanthrope ; et cette sottise, immortelle d’ailleurs chez ses pareils, n’est-elle pas peinte au vif, sous le grossissement nécessaire à la scène, quand il assure de sa flamme sa Philis,


Comme il est certain que trois et trois font six,


ou quand, pour prouver qu’il a le goût de la musique, il s’écrie qu’il est abonné à l’Opéra et qu’une belle voix soutenue d’une trompette le jette dans une douce rêverie ! Enfin il a au plus haut degré l’immoralité et la sécheresse de cœur de ses odieux modèles. Il laisse gueuser les siens, justifiant cet autre mot de La Bruyère : « Il y a une dureté de complexion : il y en a une autre de condition et d’état. Un bon financier ne pleure ni ses amis, ni sa femme, ni ses enfans. » Enfin ne va-t-il pas jusqu’à faire horreur dans la magistrale scène avec M. Rafle, où il décèle cyniquement les infamies de ses usures et de ses pots-de-vin, avec ce mot féroce sur le pauvre diable de directeur qu’on a volé, qui crie pitié et qu’il va faire révoquer afin de donner son emploi à un autre pour le même prix : « Trop boni Trop boni Eh ! pourquoi diable s’est-il donc mis dans les affaires ! .. Trop bon ! Trop bon ! »

Mais ce sont là des traits sur lesquels Lesage s’est bien gardé de revenir. Il lui suffisait de prouver dans cette scène et aussi dans celle de M. Furet que, si « les affaires ont des mystères qui ne sont point ici développés, » l’auteur connaissait néanmoins tous ces mystères, mais qu’il voulait se borner à montrer « l’usage que les partisans font de leurs richesses. » Et certes aucune autorité ne le gênait ici. Pour des raisons analogues à celles qui lui avaient fait donner l’ordre de jouer Turcaret, le pouvoir n’eût pris aucun ombrage d’un tableau des secrets de l’agio et de la maltôte. On en a la preuve, puisque Dancourt pourra le tracer en toute liberté, un an plus tard, dans sa comédie des Agioteurs. C’est une raison de goût qui a décidé Lesage à ne pas insister sur les dessous du rôle de Turcaret. Il voulait éviter l’odieux, et c’est pour permettre le rire qu’il grossit le côté plaisant des rôles du marquis, de Mme Jacob, de Turcaret lui-même, qui est si bonne dupe que la baronne s’écriera avec le parterre : « Il me paraît qu’il l’est trop, Lisette : Sais-tu bien que je commence à le plaindre ? »