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pas porter ses amertumes au parlement, il ne se gêne pas dans ses entretiens, dans ses confidences, qui peuvent être quelquefois embarrassantes, qui sont surtout irritantes pour l’empereur. C’est au lendemain de ces dernières indiscrétions de M. de Bismarck que le Reichstag s’est réuni à Berlin pour une session qui ne peut certainement manquer d’importance. Guillaume II a voulu ouvrir lui-même cette session, et il l’a ouverte par un discours où il s’est visiblement étudié à tenir le langage d’un prince prudent et sage, sans trop de fanfares.

Le jeune souverain constate à la fois que rien ne paraît menacer la paix du continent et que la situation économique de l’Allemagne reste assez pénible. Au premier abord, la conclusion naturelle d’un tel discours serait que l’Allemagne n’aurait rien de mieux à faire que de s’occuper de ses intérêts économiques, de son industrie et de son commerce ; la conclusion est au contraire un appel fait au patriotisme du Reichstag, la proposition d’une vaste réorganisation militaire. L’empereur n’a fait, au reste, qu’indiquer sommairement, avec mesure, cette réorganisation, sans trop dissimuler les charges nouvelles qu’elle allait imposer à l’Allemagne ; c’est le chancelier, M. de Caprivi, qui, dès le lendemain, s’est chargé de commenter la harangue impériale, de préciser le caractère, l’importance de la nouvelle réforme militaire, et ce discours de M. de Caprivi, — à part ce qu’il a cru devoir dire pour expliquer les révélations de M. de Bismarck, — ce discours est certainement un curieux morceau d’éloquence. Le chancelier n’y va pas de main légère. Tout en prodiguant les assurances de paix comme l’empereur, il ne cache pas qu’il s’agit de la guerre, d’une guerre toujours possible, que la situation de l’Allemagne serait alors des plus délicates, que l’armée allemande aurait à faire face du côté de la Russie et du côté de la France, qu’une invasion de la France ne serait plus aussi facile qu’autrefois. Il entre même dans les détails ; il montre les armées allemandes en marche, rencontrant une frontière hérissée de forteresses, une armée française bien autrement puissante qu’en 1870, plus un formidable camp retranché à Paris. Il en parle vraiment comme s’il y était, — sans douter, bien entendu, de la victoire. Il y a une autre partie du discours de M. de Caprivi qui n’est pas moins à remarquer. Il est clair que le chancelier ne fait au fond qu’une assez petite part à la triple alliance dans ses calculs, qu’il prévoit que tout pésera sur l’Allemagne. Et voilà pourquoi il faut subir le « moloch du militarisme ! » Tout cela dit d’un ton dégagé, n’est peut-être pas très diplomatique ; mais c’est toujours curieux et instructif. Reste à savoir quel accueil le Reichstag va faire à ce « moloch » qui lui est présenté par M. de Caprivi. Si le chancelier veut gagner les voix du centre pour avoir une majorité, il sera évidemment obligé de subir à son tour la rentrée