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événemens qui l’ont faite ainsi, et cette situation tout entière, avec ses obscurités et ses incohérences, elle est la suite évidente du premier coup porté il y a vingt ans à l’équilibre du monde, de ces tragiques conflits qui ont bouleversé l’Europe et dont le moindre incident, la moindre révélation, suffit encore à raviver le redoutable souvenir. On vient de le voir une fois de plus par les audacieuses indiscrétions du plus loquace des politiques à la retraite, M. de Bismarck, qui s’est fait un jeu de revenir sur les préliminaires de la guerre de 1870 et qui a tenu à en revendiquer la responsabilité, qui a mis une sorte d’orgueil à répéter le me, me adsum !

Depuis vingt ans, on s’était plu à tromper l’Europe, qui ne demandait peut-être pas mieux que d’être trompée, à abuser l’Allemagne elle-même avec cette légende du « 13 juillet 1870, » des négociations d’Ems, des provocations de la France, de l’offense de notre ambassadeur, de la fière attitude du roi Guillaume relevant le défi. On a même inscrit, à ce qu’il paraît, cette mémorable date du 13 juillet sur une plaque de marbre qui figure encore à la promenade des Sources à Ems. On peut aujourd’hui supprimer la plaque si l’on veut, M. de Bismarck lui-même s’est chargé d’en finir avec la légende dans une conversation récente, où il s’est abandonné à l’amertume de ses souvenirs et de ses ressentimens. À la vérité, tout cela n’avait rien d’inconnu ; on savait depuis longtemps qu’il n’y avait eu ni offense de la part de notre ambassadeur ni mouvement de colère de la part du roi Guillaume, que cette négociation d’Ems n’avait rien de définitif et qu’elle pouvait même conduire à un dénoûment pacifique, si on s’en tenait à la renonciation du prince de Hohenzollern consentie et approuvée par le souverain prussien ; on savait qu’il n’y avait eu que l’acte audacieux d’un ministre qui, recevant à Berlin une dépêche du roi, l’avait dénaturée de façon à transformer en provocateurs les ministres français et à entraîner l’Allemagne, de manière à mettre le feu à l’opinion dans les deux pays et à rendre la rupture irréparable. Il y a mieux : M. de Bismarck n’a jamais caché que telle avait été sa pensée, qu’il croyait le moment venu pour l’Allemagne de conquérir son unité par l’inévitable conflit avec la France ; il l’a dit, il l’a dix fois raconté à ses confidens, et si on s’est laissé abuser, c’est qu’on l’a bien voulu. On se réveille aujourd’hui devant la hardiesse et la crudité avec lesquelles il avoue sa tactique et ses procédés. Cela n’absout pas sans doute les tristes diplomates qui, de Paris, conduisaient nos affaires et harcelaient de leurs incohérences notre ambassadeur à Ems, sans attendre ses communications. C’étaient des étourneaux qui se précipitaient tête baissée avec une frivole impétuosité dans le piège qu’on leur tendait. Il ne reste pas moins avéré que c’est M. de Bismarck qui a voulu la guerre, qui l’a décidée en coupant la retraite aux ministres de l’empire, et qu’au dernier moment,