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qui parlent d’essayer de dégager quelque lueur de vérité de cette vaste confusion et d’attendre provisoirement ce que décidera la justice régulièrement saisie, — ce que dira aussi l’enquête parlementaire. On veut, dit-on, « faire la lumière, » accomplir, s’il le faut, une œuvre d’assainissement moral, — ou dévoiler la vanité, l’iniquité des allégations accusatrices : rien de mieux assurément. Il ne faudrait pas cependant s’y méprendre et ajouter au gâchis qui est déjà assez grand. La vérité, c’est qu’on s’engage dans une voie singulièrement hasardeuse, sans trop savoir ce qu’on veut ou ce qu’on peut faire, ni ce qui peut résulter de l’œuvre qu’on entreprend.

Une enquête parlementaire, c’est bientôt dit ; mais à quel titre et jusqu’à quel point la commission qui a été nommée, même avec « les pouvoirs les plus étendus, » qui lui ont été attribués, peut-elle poursuivre une enquête s’étendant forcément à une masse d’affaires privées, nécessairement dirigée contre des personnes ? On ne peut pas invoquer les exemples de 1848 ou de 1871 : les assemblées étaient alors souveraines et disposaient souverainement de l’autorité publique. La chambre aujourd’hui est née par la constitution ; elle ne peut remplir son mandat que dans la mesure de la constitution ; et la chambre n’a pas pu lui donner des pouvoirs qu’elle n’a pas elle-même. La commission nouvelle, qui est déjà entrée dans son rôle sous la présidence de M. Henri Brisson, peut sans doute entendre des dépositions, recueillir des témoignages, enregistrer ce qu’on voudra lui dire ou même provoquer des révélations. Et puis, quoi encore ? Que fera-t-elle audelà de ce travail de consultation ? Elle s’agite nécessairement dans le vague ; elle n’a pas une juridiction précise, saisissable, et ses résolutions, ses actes n’ont pas de sanction. Elle ne peut pas suivre une instruction régulière, ordonner des perquisitions : c’est l’affaire de la justice. Elle ne peut pas contraindre des témoins ou les soumettre au serment : les témoins ne sont pas obligés de répondre à ses sommations ou à ses questionnaires. Pourrait-elle par exemple appeler devant elle des sénateurs, dont elle trouverait le nom dans ses papiers ? Qu’arriverait-il si le sénat à son tour nommait une commission d’enquête pour « faire la lumière, » et si cette commission d’enquête sénatoriale appelait devant elle des députés ? Ainsi, à chaque pas, la commission du Palais-Bourbon est exposée à se heurter contre des impossibilités, contrôles droits de la justice indépendante dans son action, contre les prérogatives ou les susceptibilités de l’autre assemblée, contre les principes les plus essentiels de gouvernement. La commission elle-même en est la première embarrassée et a hésité jusqu’ici à se laisser armer de nouveaux pouvoirs. — Elle n’est pas appelée, dit-on, à faire œuvre de justice, à rendre des arrêts. Elle ne rendra qu’un jugement moral. Un jugement moral, qu’est-ce encore que cela ? Est-ce un tribunal de censure publique qui entrerait