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À TRAVERS LA MACÉDOINE SLAVE.


chiens et les ânes morts. Toutes les races de la ville ont tenu à l’odeur de ces pourritures : Monastir n’est pas divisé par son fleuve en quartiers distincts, mais au nord les musulmans, au sud les chrétiens et les juifs habitent l’une et l’autre rive.

Nous avons traversé, le matin de notre arrivée, tout le quartier musulman : grands palais de bois, au milieu des arbres ; moucharabiés, galeries ouvertes, fenêtres grillées, balcons de bois, toits avançans, — les maisons musulmanes de toute la Turquie. Le palais du gouverneur, le konak, est à lui seul une autre ville. Sur le quai un pavillon, flanqué de deux ailes et régulièrement percé d’innombrables fenêtres, lui fait une longue façade blanchie, soigneusement crépie, européenne : une gouttière du toit a fait tomber un peu de ce placage, et l’on peut voir en dessous les cubes de terre séchée, seuls matériaux de cette bâtisse turque. Pour régulariser nos passeports, qui depuis deux mois nous auraient attiré bien des ennuis si les fonctionnaires de Sa Hautesse savaient lire, nous errons dans des corridors où circule la foule ordinaire de soldats, de solliciteuses, de derviches, de popes et de loqueteux. De chambre en chambre nous allons, poussant les portières de cuir ou les tapis usés qui servent de portes. Des gens dignes en haut fez ou en turban nous accueillent et nous font place sur le divan où ils fument à demi couchés. Ils signent sur le revers de la main des paperasses qu’ils déchiffrent à grand’peine et qu’ils repoussent ensuite du pied ; le secrétaire, un giaour, ramasse humblement et se retire à reculons, les yeux baissés, la main sur le cœur. On nous sert des cafés et des cigarettes, puis on nous prie de nous adresser au voisin. Au bout de deux heures, un scribe valaque nous conseille de ne pas insister : nos passeports seront toujours assez bons, puisque nous avons un peu d’argent.

Derrière le nouveau konak s’étendent les jardins, les kiosques de bois, les turbés de l’ancien palais, le harem de Son Excellence et, dans un vieux cimetière, les prisons. Les prisons regorgent. Aux fenêtres ingénieusement et bizarrement grillées, de joyeux Albanais chantent tout le long du jour ou se disputent autour d’un jeu de cartes. Une chambre est pleine de popes grecs, une autre de popes bulgares : le Turc est impartial. Des treilles couvrent les murs. Des rosiers grimpent au bord des fenêtres. Un gendarme prépare du café pour les prisonniers qui ont encore quelque argent.

Dans le quartier des chrétiens, il est impossible de ne pas sentir le Grec dès les premiers pas. Les grandes maisons carrées à toits de zinc, longues et hautes, les baies vitrées, les bow-windows, les