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le Frandgi, le batelier (khaidji) du Bosphore, le Juif du bazar… Un khaidji racolait au bout du Grand-Pont pour la traversée de Péra à Scutari : Khaidji Khara guidisi-i-in ! C’est un Persan en haut bonnet et robe flottante qui demande nasillant et traînant les finales en in chères à son peuple : « Khaidji, où allons-nous ?» — Le khaidji, Turc Anatoliote de la Mer-Noire, répond avec le débit uniforme et lent, les roulemens graves que connaissent tous les familiers du turc : « Siguidera guidion, je vons à Siguidera. » Le geste et le ton sont reproduits, paraît-il, avec une telle justesse que l’auditoire nomme aussitôt les interlocuteurs. Toute la Turquie défile dans cette barque : l’Albanais protecteur et sa familiarité gentilhomme : « Où vas-tu nous porter, frère ? » le Juif fertile en comphmens que le meddah transpose à sa façon : « Ô khaidji, votre figure est comme une tomate ! » et le Grec qui bredouille, embrouille et se débrouille aux dépens du pauvre monde. Le caïque est plein et va se détacher, quand voici venir un cosol franc, un consul européen avec son verre dans l’œil et son chien en laisse. Un chien en laisse dans la libre Turquie, — libre pour les chiens ! Et le cosol parle petit nègre, comme les consuls réels dans la vie orientale : « Caïque, où toi mener nous ? Toi, combien demander ? » Si l’Europe, que l’Oriental semble respecter, pouvait savoir tout le mépris qu’au fond du cœur il nourrit pour elle ! Le cosol devient la bonne tête de l’expédition : à deux brasses du bord, il est déjà malade et invoque à son aide tous les bateaux européens qui remplissent le port ; mais n’ayant point de drogman, il ne peut se faire comprendre. Le Juif lui vend une recette contre le mal de mer, et le Grec s’offre à traduire toutes les langues d’Europe, qu’il ignore également et qu’il remplace par du grec habillé à la française… Puis c’est le chien du cosol qui veut boire et le chapeau du cosol qui tombe à la mer… Le conte s’arrête quand la voix du meddah ou l’attention de l’auditoire est épuisée. Mais durant des heures, les mésaventures du cosol, du frandgi soulèvent des tourbillons de rires. C’est la revanche de ces races que l’Europe découpe, enveloppe dans ses protocoles et vend sur le comptoir de ses congrès…


Monastir, ou, comme disent les Grecs, Bitolia, occupe une très grande superficie dans la plaine, sur les deux rives du Dragor. Cette rivière de boue, d’immondices et de flaques noires traverse la ville du nord au sud entre deux quais européens, œuvre de l’avant-dernier vali, — de beaux quais de pierre, que, deux ans après leur construction, il a fallu remparer de pieux et de palissades, des quais européens à la mode turque. Dans l’eau fétide, grouillent des bandes d’enfans ; des peaux se tannent parmi les