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À TRAVERS LA MACÉDOINE SLAVE.

Les fréridais habitent une longue maison de pierre, à volets verts, qui porte l’écusson du consulat austro-hongrois. Un vieillard en soutane nous a reçus. Nous sommes chez des lazaristes français. Ils nous auraient logés, si leur pauvreté ne les forçait à louer la moitié de leur couvent au consul d’Autriche. Mais Monastir est ville de ressources. Le français est ici d’un usage courant. En face de nous s’ouvre un xenodochion Anatolis, Otel d’Orian, avec un restaurant O pyrgos Ephail — la tour Eiffel, — Hôtel et restaurant sont pleins : nous nous étions trop tôt réjouis.

Il faut nous rabattre sur le khani ordinaire, la grande auberge turque, avec ses murs de terre et ses galeries de bois. À l’intérieur, quatre façades, à trois étages de galeries, entourent une cour carrée. Dans la cour, des fumiers, des flaques d’eau et des arabas, des groupes de Turcs, d’Albanais et de Slaves, toujours causant et fumant. Cent ou cent cinquante chevaux hennissent et se battent dans les écuries ouvertes du rez-de-chaussée. Les étages sont divisés en cellules s’ouvrant toutes sur les galeries. Ainsi chacun a sa chambre, mais une chambre qu’une natte encombre, et tout le monde vit sur les galeries, les uns occupés à leur cuisine, les autres à leurs affaires ou à leur toilette, — très sommaire.

Jour et nuit le khani bourdonne de conversations, de poules juchées sur les fumiers, de cafetières bouillantes, de fritures, de flûtes, de guitares à trois cordes, d’hommes chantant devant un feu, autour d’une pastèque ou d’un verre de raki. À la pompe et près du puits, des barbiers ont ouvert boutique en plein air et rasent du même instrument les joues du chrétien, les crânes et les aisselles musulmanes. C’est la vie turque dans tout son désarroi : aucune heure, aucun lieu fixé pour aucune besogne. Tout se fait toujours et partout, ou plutôt il est impossible de jamais rien faire. Le barbier rase ses cliens dans l’eau que tout le monde boit. L’écœurante odeur des fritures flotte dans toutes les fumées. À l’aube, des Juifs assiégent notre porte, avec de vieilles armes, de vieilles broderies, de vieilles défroques qu’ils appellent antiquités. Le soir, des muletiers, qui ont dormi le jour, chantent jusqu’à la minuit passée. Toute la journée, une lourde chaleur met en joie la vermine, que la senteur de nos peaux européennes attire des quatre coins de Monastir.

Nous nous sommes reposés quelques jours dans ce khani. Ce repos fut plus pénible que les plus dures marches, et pourtant je me souviens de ces journées avec un charme indicible. Cette vie turque, si peu confortable, a des recoins étranges. Le réveil faisait oublier les tortures de la nuit, — le réveil du khani à l’heure où, dans le ciel blanc, les cigognes passent silencieuses, toutes ailes étendues.