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À TRAVERS LA MACÉDOINE SLAVE.


laque que ces cornus voudraient manger : le poisson aura des arêtes…

Notre hôte prend ces belles pensées dans une feuille d’impression, dont il nous a montré le titre : Thirje mi komhin Sqipetar. Proclamatione cotre natiunea albaneza. Voilà ce que nous devons lire si nous voulons connaître les affaires de Macédoine et en particulier les Choses valaques. Mais Thirje mi komhin Sqipetar est de l’albanais, et Proclamatione catre natiunea albaneza du roumain, et la lecture de ce roumain, que nous finirions bien par comprendre, est difficile à page ouverte sur l’exemplaire de notre ami : « Je le lis toute la journée, » nous dit-il. La page prouve, en effet, une fréquentation journalière de ses mains habituées aux tonneaux d’olives, aux outres d’huile et aux sacs de beurre ou de fromage aigri.


IV. — MONASTIR.

Nous avons eu la chance d’entrer à Monastir un jour de marché. Il faut se reporter, par le souvenir, aux ponts de Constantinople, ou mieux, aux bazars de Damas et d’Alep, pour revoir un pareil mélange de peuples, une telle bigarrure de races et de costumes. Albanais en culottes blanches, en braies rouges, en fustanelles, — leurs petites vestes soutachées, leurs pistolets, leurs fusils, leur ceinture luisant d’or, toute leur personne étincelant comme des soleils ; Slaves courts, boueux, traîneurs de bottes molles et de vêtemens poilus, vautrés dans la paille de leurs arabas ; vieux Osmanlis à gros turban et grande barbe, enfourchés tout au bout de l’échine de leurs petits ânes : depuis Koshani jusqu’à Monastir, c’est une file interrompue… Sur le flanc de croupes rondes, nous descendons vers la grande plaine de Monastir que nous dominons. Malgré l’heure matinale, le vent du nord soulève déjà des tourbillons de poussière. Nous tournons un contrefort du Péristeri. À notre droite, la haute et fine montagne granitique s’élance dans l’azur, aussi svelte, aussi découpée du sommet, aussi puissante de la base et largement assise que du côté de Resen, aussi nue. Un village aux maisons blanches avec les arbres de son cimetière et de ses jardins est juché là-haut, très haut… Au pied, mais tout à fait dans la plaine plate, Monastir s’éveille parmi les peupliers et les cyprès.

Depuis une heure, nous piétinons sur place. Le fleuve humain qui coulait vers le marché semble figé pour un instant. Coups de cornes des bœufs attelés aux arabas ; jurons et menaces des Albanais, la main au revolver ; vociférations des femmes bulgares ; âcre poussière de macadam et de charbon : c’est un convoi de charbonniers albanais dont une charrette renversée obstrue le