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Nous osons lui dire que son hellénisme perce encore, malgré son savoir, dans la vivacité de ses gestes et de son bavardage. — Pourtant, depuis qu’il est allé à Sofia et qu’il sait, il est Bulgare ; et à Strouga, tout le monde est bulgare.

Je suis persuadé que ce prétendu savoir n’a pas été très difficile à acquérir. Les leçons ont coûté moins cher, certainement, à l’élève qu’aux professeurs ; l’argent est un si grand maître en toutes sciences ! Quoi qu’il en soit, le hasard nous a bien servis dès nos premiers pas en Macédoine : nous allons visiter Strouga avec un guide payé, je crois, par M. Stamboulof, un homme bien renseigné. (J’ai su depuis, à Monastir, que nos suppositions étaient justes.)

La ville de Strouga s’étend sur les deux rives du Drin, à quelque cent mètres de l’endroit où le fleuve sort du lac d’Okhrida. La rive gauche est occupée par le quartier slave, par ceux qui s’appellent et que nous appellerons provisoirement Bulgares, quitte à discuter ensuite de leur filiation. Les Bulgares ont environ 300 maisons (1,200 à 1,500 individus), une école bulgare et une vieille église. Ils vivent d’agriculture et de pêche. Le Drin est barré de leurs filets, de nasses, de parcs en roseaux ; et tout un coin de la ville est empuanti des poissons qui sèchent ou se corrompent : durant le carême et l’avent, les gens de Strouga font un grand commerce avec toute la montagne. Sur la rive droite du fleuve, le quartier musulman : une soixantaine de maisons en ruines et une mosquée. La population musulmane, en pleine décroissance, se compose de quelques Osmanlis, de Slaves ayant autrefois abjuré, eux ou leurs ancêtres, et d’Albanais. Beys ou agas, le pays leur appartient encore presque tout entier. Mais ils se sentent mal à l’aise et trop surveillés parmi ces chrétiens que des propagandes étrangères réveillent : ils émigrent à Okhrida, Monastir ou Salonique.

Le reste du canton de Strouga contient 7,000 habitans, dont un millier à peine de mahométans, agas albanais à Pichkoupal et Starowa sur la rive occidentale du lac, et Slaves convertis dans les campagnes de ces deux villes. Ces conversions ont été obtenues de force, au siècle dernier. Pouqueville raconte dans son Voyage de la Grèce comment tout le canton de Maliki, au sud du lac, abjura vers 1766. Les paysans chrétiens étaient pressés depuis longtemps par leurs beys. ils firent une grande neuvaine à leur Dieu, le sommant de les secourir s’il tenait à leurs services. Dieu n’intervint pas. Les paysans se circoncirent.


Strouga doit son existence à son pont. La population se fixa tout naturellement à ce passage forcé des caravanes ; car nulle part on