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téressement de cet excellent père, de cet homme dévoué à ses devoirs et aux siens. Il ajoutait qu’il aurait donné toutes ses découvertes pour un seul des bienfaits que cet homme à jamais regrettable avait répandus dans sa longue et modeste carrière. Dans une lettre au secrétaire de l’Académie de Caen, écrite au lendemain de la mort de son père, il nous le montre, au début de sa vie, « allant nu-pieds, faute de souliers ; logeant dans un misérable garni, faute de chambre ; mangeant dans une misérable gargote, où il mourait de faim, faute d’argent. » Ce sont des choses qu’un fils n’oublie pas. Il lui a consacré, en tête de son Introduction à l’histoire du bouddhisme indien, quelques lignes pleines de larmes, où l’on sent comme un pressentiment de sa fin prochaine :

« L’impression de ce volume a été achevée au milieu des préoccupations les plus pénibles. Frappé par le coup inattendu qui, en enlevant à notre famille un chef respecté, a si cruellement troublé le bonheur qu’elle lui devait, je n’ai pu m’arracher que par de longs efforts au découragement qui m’avait atteint. Il a fallu que le souvenir toujours présent de mon père me rappelât à des travaux qu’il encourageait. Ceux qui l’ont connu ne me demanderont pas de leur dire les motifs que j’ai de le pleurer, car ils savent tout ce dont il était capable pour ceux qu’il aimait, et ils comprendront sans peine que j’aie regardé comme le plus impérieux des devoirs l’obligation de placer cet ouvrage sous la protection de ce nom cher et vénéré. »

Lui-même souffrait depuis longtemps de douleurs néphrétiques qui l’obligeaient à aller chercher à Vichy, sinon la guérison, du moins un soulagement à ses maux. Il était jeune encore et brillant ; sa conversation était pleine de charme et d’esprit ; on l’entourait beaucoup, et il avait besoin, pour ne pas danser, de faire appel à tout son stoïcisme : — « J’ai résisté héroïquement ; mais ce n’a pas été sans recevoir des masses d’imprécations de la part de deux ou trois jolis visages : — « C’est très laid, c’est affreux, on ne croirait pas cela de vous !» — Ce tourbillon mondain, loin de l’attirer, augmentait son aversion pour une vie de plaisirs et de dissipations qui contrastait d’une façon si choquante avec les joies paisibles de son intérieur. Il s’en dédommageait par des lettres plus longues et plus intimes. Il écrit à sa femme : — « Je lis et relis encore ta chère lettre. Combien ton esprit s’anime quand ton cœur s’échauffe ! Tu as eu une idée charmante de te mettre dans la boîte et de me sauter au cou comme la belle, je ne sais qui des Mille et une nuits ! Que n’as-tu pu le faire comme tu l’as imaginé ! » — Et à son père : — « J’ai laissé voir ta lettre et cette belle écriture si nel que tu conserves toujours, même avec les plumes métalliques,